Chroniques

par bertrand bolognesi

Mstislav Rostropovitch dirige l’Orchestre de Paris
hommage à Dmitri Chostakovitch, second programme

Salle Pleyel, Paris
- 23 novembre 2006
le compositeur russe Dmitri Chostakovitch dont on fête le centenaire
© dr

Poursuivant le bel hommage qu’il rend à Dmitri Chostakovitch à l’occasion du centenaire de sa naissance, l’Orchestre de Paris retrouve Mstislav Rostropovitch pour un second programme entièrement consacré au Pétersbourgeois [lire notre chronique du 16 novembre 2006]. Surprend d’abord l’ampleur d’un menu s’étirant sur près de deux heures de musique qu’ouvre une exécution soignée de la Symphonieen mi mineur Op.93 n°10. Cette œuvre de 1953 où l’on a parfois voulu voir une caricature de Staline – si cette démarche fut possible à Boulgakov avec Ivan Vassilievitch, en 1934, elle paraît toutefois d’un goût douteux après la cynique terreur qui s’ensuivit – s’amorce dans un recueillement des plus concentrés.

C’est de la douleur que nous arrive le Moderato dont peu à peu s’enfle le fleuve, précisant ses affects en charriant ses contradictions, s’exprimant dans ses propres alluvions. Rostropovitch en conduit l’inquiétante progression avec une énergie profonde qui obtient des musiciens le meilleur d’eux-mêmes. En broyant tout ce qui se dresse sur son passage, la figure s’épanouit, jusqu’à ce qu’un choral de cuivres annonce le retour du thème, en une lueur paisible. On apprécie particulièrement les impeccables détails des bois, un solo de clarinette d’une remarquable tendresse, la couleur raffinée de l’alliage du tuba aux cordes graves, un duo de clarinettes moelleuses et d’irréprochables unissons réunissant violoncelles et contrebasses. Un lyrisme ombragé s’exprime franchement sur la fin de cette lecture tenue au rasoir.

En revanche, la cavalcade du second épisode s’avère approximative, la pulsation s’y trouvant allègrement bousculée dans une tonicité rendue, du coup, peu convaincante. De même faut-il avouer un Allegretto (troisième mouvement) brouillon où peinent cor et basson. La tension retombe dans l’Andante final, ici un rien lourdaud, comme englué. Pour enthousiaste que le laissait le premier épisode de l’exécution de la symphonie, notre avis demeure donc réservé.

Vingt ans plus tôt – quelques mois avant l’interdiction de la pièce de théâtre citée plus haut – était créé à Leningrad le Concerto pour piano, trompette et cordes en ut mineur Op.35 n°1. La causticité de ton n’y est pas loin de celle du Nez et rejoint certains aspects de la future Lady Macbeth de Mzensk. C’est d’un silex surprenant que l’œuvre est abordée par Rostropovitch. Cédric Tiberghien lui répond en ménageant ses couleurs à l’élégie méditative postérieure, énoncée dans une grande souplesse. Bien que les cordes rencontrent des difficultés évidentes à récupérer une pulsation, l’orchestre sert hardiment les quelques farces spécifiquement chostakoviennes du premier mouvement – lorsqu’un « bel accord » néoromantique laisse poindre une résolution à la Rachmaninov survient une joyeuse ritournelle de cirque, par exemple. Ici, toute tentative de céder au lyrisme est vertement rudoyée, jusqu’au final, sans blabla.

La superbe introduction du Lento s’affirme déchirante. Sans hésiter, Tiberghien s’engage dans une interprétation d’une tendresse tant indicible qu’inspirée (l’on songe à Ravel pour l’égrainement tout mozartien du motif), répondant idéalement au traitement mahlérien des cordes en portant fort loin le phrasé par un jeu des plus imaginatifs ; de même la trompette se fait-elle doux clown triste dans la sonorité bouchée de son pavillon – notons le remarquable legato que ménage Frédéric Mellardi à son chant. Après le bref et fantasque troisième mouvement, le pianiste affirme la farouche vélocité du dernier, sur le méchant sarcasme plein de mordante amertume de la trompette. Quant à la cadence… de la musique pour cinéma muet : on peut imaginer cette glissante élucubration idéale à accompagner la course folle de La jeune fille au carton à chapeau (Barnett, 1927), par exemple.

Rostropovitch prend congé avec les Cinq entractes de « Lady Macbeth de Mzensk », l’opéra tant malmené par la pudibonderie et la paranoïa stalinienne. L’on constate une nouvelle fois sa facilité à laisser percer chaque détail d’orchestration au plus fort des tutti, dans une rigoureuse précision, nous laissant emporter le souvenir ému d’un antépénultième interlude fort habité qu’a nourri un souffle incroyable en fin de programme.

BB