Chroniques

par bertrand bolognesi

Moses und Aron | Moïse et Aaron
opéra d’Arnold Schönberg

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 20 octobre 2015
Moses und Aron (Schönberg) à Bastille : Romeo Castellucci ou Traité du kitch
© bernd uhlig | opéra national de paris

En coproduction avec le Teatro Real (Madrid), la première scène lyrique française présente sur sept soirs (jusqu’au 9 novembre) une nouvelle mise en scène de l’opéra inachevé d’Arnold Schönberg, Moses und Aron. Après sa création mondiale à Zurich en 1957 par Karlheinz Krahl quant au théâtre et sous la direction d’Hans Rosbaud, le public parisien découvre l’ouvrage au Théâtre des Champs-Élysées, le 7 avril 1961, lors d’une tournée de la Deutsche Oper Berlin ; Hermann Scherchen est au pupitre, Rudolf Sellner signe la réalisation scénique.

On doit à Rolf Liebermann l’entrée de Moses und Aron au répertoire de l’Opéra national de Paris, en ouverture de sa première saison (1973) : il fait ainsi de cette partition emblématique de la modernité (qui pourtant a déjà vingt ans, rappelons-le) le porte-étendard du virage qu’il entend faire prendre à la maison. Pour cela, il confie le plateau à Raymond Gérôme, qui assure lui-même le rôle de Moïse, la chorégraphie à Dick Price et l’orchestre à György Solti (décors de Günther Schneider-Siemssen, costumes d’Hill Reihs Gromes).

Nommé aux commandes du Théâtre du Châtelet en 1988, Stéphane Lissner s’ingénie à mettre l’œuvre à l’honneur. Ainsi la programme-t-il en 1995 dans le cadre d’un vaste cycle que le Festival d’automne à Paris consacre à Schönberg. Non sans émotion l’on se souvient de l’Aaron du regretté Philip Langridge, de la lecture quasiment romantique de Christoph Dohnányi1(Philharmonia Orchestra, Slovenský Filharmonický Zbor2) et, surtout, de l’impressionnante scénographie d’Herbert Wernicke (dont se jouera ici-même la reprise du Rosenkavalier de Salzbourg, en mai prochain). Sous l’impulsion du nouveau « patron » de l’institution, Moses und Aron gagne les planches de l’Auditorium Bastille, en toute logique. S’il revient à son directeur musical d’en faire sonner l’orchestre, c’est à Romeo Castellucci qu’incombe la lourde tâche d’assumer lumières, costumes, décors et mise en scène – un artiste diversement salué dans nos colonnes [lire notre chronique du 29 juin 2014 et notre critique du DVD Parsifal].

Vingt-trois parties, ce n’est pas rien, même si certaines peuvent être assumées par un même chanteur. Parmi pléthore de petits rôles, on remarque la basse bien accrochée de Shin Jae Kim, le ténor clair de John Bernard, le mezzo-soprano Elena Suvorova et le baryton Jian-Hong Zhao. Trois voix marquent l’écoute : Maren Favela (soprano), Jeune fille au timbre généreux, et les barytons Christopher Purves, fort musical (Autre homme, Éphraïmite) et Chae Wook Lim (Homme), robuste. Enfin, cette première livre trois grandes incarnations en la Malade intensément lyrique de Catherine Wyn-Rogers, récemment applaudie en Erda [lire notre chronique du 13 juillet 2013], le fulgurant Jeune homme du ténor écossais Nicky Spence, émission facile et projection puissante, et le Moïse de Thomas Johannes Mayer, chanteur souvent entendu à Bastille et parfait Mandryka munichois cet été [lire notre chronique du 6 juillet 2015], qui réalise l’exploit d’un Sprechgesang parfaitement intelligible et prodigieusement précis, aussi curieux qu’un tel adjectif puisse paraître s’agissant de cette technique bien particulière.

Mais les deux acteurs principaux de la soirée sont incontestablement le Chœur et l’Orchestre de l’Opéra national de Paris. À la tête de ses voix, José Luis Basso parachève le grand travail amorcé durant les saisons précédentes en dominant cette partition redoutablement difficile – un tour de force ! Quant à Philippe Jordan, il s’engage tout entier dans la défense d’un Schönberg sensible, lyrique, qui invente à travers la forme sans enfermer son projet dans sa méthode : magistralement respiré, le résultat est d’une nature peut-être jamais entendue dans l’interprétation de cette œuvre.

Esthète dûment formé à la Clementina3, par les arts Romeo Castellucci interroge littérature et religion. Avignon et Paris se rappellent immanquablement Sul concetto di volto nel figlio di Dio4 qui, il y a quelques années, réunissait dans nos rues les jupes indignées de Saint-Nicolas du Chardonnet, quelques voyous armés de boules puantes, d’huile de vidange et de bombes lacrymogènes, enfin d’autres barbes frondeuses soudainement illuminées par عيسى5 dont il fallait défendre l’honneur, bien qu’aumusses, galeri et autres calottes ne s’étaient point soulevés lors des représentations romaines du spectacle – tout ce tintouin pour quelques tristes coulures d’encre sur le visage du Christ, méditatif Salvator mundi d’Antonello da Messina (1465)6. D’un même geste flaccide, l’Émilien traduit le cher métal du עגלהזהב7 par petroleum8, huile noire dont s’enduit le peuple impatienté par l’énigmatique quarantaine de son guide. Par-delà son recyclage vintage de la critique des années soixante-dix qui pieusement omet d’interroger notre aujourd’hui – Pasolini dénoncerait bien autres choses, croyons-nous –, cette option place ingénieusement sur un même niveau toute idolâtrie : elle oppose la roche du précieux fossile à celle du עֲשֶׂרֶתהַדִּבְּרוֹת9. Montrée en bande magnétique, support plastique dérivé du pétrole, la divine dictée contient en soi sa propre décadence. « Bondieuseries », disait des Vingt regards sur l’Enfant Jésus10 un certain Boulez : il ne dédaigna pas de jouer Moses und Aron, toutefois.

Précédée d’une aura de martyr de l’avant-garde que lui-même n’a vraisemblablement pas souhaitée (songeons à l’une des maximes les plus usitées de Blaise de Monluc11), la proposition aimablement décorative de Castellucci (« on papote chez le coiffeur… »12) dépose ses cartes postales néo-kitch dans l’aveuglante blancheur d’un désert qui, lui, demeure. À Shaw de conclure « the fact that a believer is happier than a skeptic is no more to the point than the fact that a drunken man is happier than a sober one »13 (in Androcles and the lion, 1912). Bref : de Pierre empruntons le jeu de clés pour qu’en paradis nous accompagne Easy Rider, placide charolais à qui l’on fait faire quelques tours de piste avant de regagner l’étable de la loi.

BB

1 Christoph von Dohnányi ou Christoph Dohnányi ? Le suffixe hongrois désignant la particule, il convient de supprimer la redondance germanique qui équivaudrait à écrire « François de de La Rochefoucauld », par exemple

2 Chœur Philharmonique Slovaque, Bratislava

3 Académie des Beaux-arts de Bologne

4 Sur le concept de visage au fils de Dieu

5 Issa : ainsi l’Islam appelle-t-il Jésus prophète

6 National Gallery, Londres

7 Veau d’or

8 pétrole

9 Décalogue

10 Olivier Messiaen, 1944

11 « Bon sang ne peut mentir »

12 Pier Paolo Pasolini, Pylade, 1966

13 « Qu’un croyant soit plus heureux qu’un athée n’est pas plus pertinent qu’un homme ivre soit plus heureux qu’un abstinent »