Chroniques

par jorge pacheco

Moses und Aaron
film de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet – opéra d’Arnold Schönberg

un après-midi sans Pascal Dusapin
Classique en images / Auditorium du Louvre, Paris
- 26 février 2012
Moses und Aaron, film de Straub et  Huillet d'après l'opéra de Schönberg
© dr

Pour le cycle L'opéra et la modernité, l’Auditorium du Louvre invite différents compositeurs à partager leur réflexion sur la résurgence d'un genre qui, roi et seigneur de l'activité musicale depuis la fin du XVIIIe siècle (surtout en ce qui concerne son impact sur le grand public), eut la force de survivre à une longue crise, due en partie à la foudroyante ascension du cinéma au sommet des formes d'expression de consommation massive, mais aussi à la disparition du langage harmonique qui lui donna naissance.

Dans cette perspective, l'œuvre choisie par Pascal Dusapin pour conclure le week-end qui lui est consacré [lire notre chronique de la veille] est sans doute capitale : Moses und Aaron, opéra en trois actes (dont le dernier est resté inachevé) composé en 1933 par Arnold Schönberg – sans doute son projet le plus ambitieux, là où se retrouvent concentrées toutes ses inquiétudes artistiques et philosophiques et au sujet duquel il ne dissimulait pas sa satisfaction, notamment celle d'avoir déduit tout le matériau thématique d'une seule série dodécaphonique.

Cependant, la passionnante discussion que ce choix savant laissait présager, laquelle Dusapin était sensé présider, s'est vue déjouer par un deuxième choix du compositeur, celui de projeter l'opéra dans une version filmique réalisée par Jean-Marie Straub et Danièle Huillet en 1974. Que ce soit discrétion de la part de Dusapin, qui n'a peut-être pas voulu discréditer la présence du réalisateur dans l'Auditorium, ou démonstration de refus aux propos politiques versés par celui-ci, le fait est que le musicien, invité (par un modérateur visiblement en difficulté) à participer à la discussion qui précède la projection comparaît… sans souffler mot. Aux côtés du vénérable bonhomme qui parle sans faire signe de vouloir céder à qui que ce soit la parole, Dusapin marmonne d'abord des mots secrets à l'oreille du modérateur, avant de prendre place au premier rang pour consulter son téléphone portable. Osons le dire : une fois l'intervention de Straub terminée, Dusapin quitte fort cavalièrement les lieux.

Les paroles de Straub (l'effort de concentration qu’exige son allocution est émouvant) versent de préférence sur ceux qui semblent être les deux sujets à le tenir vraiment à cœur : l'État hébreu et le « fric », et plus précisément par rapport à ce dernier, sa cruelle absence. À propos du premier, il signale, non sans s'enflammer, qu'il est à son sens évident que Moses und Aron est une œuvre antisioniste, théorie qu'il défend en citant les dernières paroles de Moïse à son peuple – « Mais dans le désert, vous êtes invincibles, et vous atteindrez au but : être unis avec Dieu » – qu'il comprend comme une référence au nomadisme des juifs avant la création de l'État d'Israël.

Cependant, par delà le fait que la musicologie contemporaine dispose de tonnes de lettres et autres documents qui témoignent de l'importance qu'attachait Schönberg à l'union des Juifs, et de sa proximité desidées de Theodor Herzl – en plus de la présence dans la salle d'un honnête homme qui intervient dans la discussion finale pour signaler avec fierté que son diplôme du Conservatoire de Jérusalem de 1951 est signé par son illustre directeur de l'époque, le propre Schönberg –, il est fort probable que cette lecture de l'œuvre, une des plus importantes du génie viennois, soit quelque peu réductrice. Car pour un homme idéaliste comme Schönberg, le Judaïsme est avant tout une question religieuse et philosophique, puis, bien après, politique.

Ainsi, tout le contenu philosophique du livret et le génie de sa cristallisation musico-symbolique est-il laissé sous silence. Qu'il nous soit permis de réparer cette triste omission et de brièvement signaler que se trouvent exprimées dans cette œuvre, de manière métaphorique, les points centraux de la pensée juive telle que Schönberg la comprenait : l'idée de l'élection comme une tâche difficile qui peut mener, par sa dureté, à un état de conscience plus élevé (la difficulté du peuple à concevoir un Dieu sans image, malgré l'insistance de Moïse), le sentiment de la sévérité de la loi, son austérité (à l'opposé des démonstrations spectaculaires et bien plus attirantes des paroles d’Aaron) et, enfin, le principe de l'unité dans Dieu (de qui tout provient). Tout au long de l'opéra, on percevra – et même dans le cas d’une première écoute, si celle-ci est attentive – que la série elle-même est le symbole de cette unité divine : les interventions de Moïse qui défend la pureté de l'idée, l'abstraction face à la sensualité, sont en Sprechgesang, proche de la parole parlée, et se caractérisent toutes par une présence plus ou moins évidente de l’état original de la série dans le tissu orchestral, alors que les interventions d’Aaron, qui, pour une compréhension plus facile , modifie les mots de Moïse au point que le peuple se met à adorer un veau d'or, sont chantés « pour de bon » et se caractérisent par une déformation de la série, qui en vient même, par moments, à prendre une couleur tonale par accumulation d'intervalles de tierce dans la réalisation harmonique (bien plus séduisante pour l'oreille que l’âpreté des allocutions de Moïse). Comme le Dieu de Moïse, la série se veut aussi une idée abstraite, sans image car pratiquement imperceptible, mais tout en étant, comme l'unité divine, source de tout ce qui existe dans la partition.

C'est probablement pour cette raison, et non par le manque de moyens économiques évoqué par Straub, que Schönberg s'est retrouvé dans l'impasse de ne pouvoir donner au triomphe de la vision de Moïse une chair musicale qui aurait signifié sa matérialisation, et qu’il ne put achever sa partition.

Avant Moses und Aron est projeté le court-métrage Introduction à une « Musique d’accompagnement pour une scène de film » d’Arnold Schönberg (1972), lui aussi réalisé par Straub et Huillet ; selon le réalisateur, il aiderait à comprendre sa vision de l'œuvre du Viennois. Dans ce documentaire, où l’on entend quelques lettres échangées par Schönberg et Kandinsky, où le premier semble dénoncer la complaisance du second à l'égard des discours antisémites dans l'Allemagne des années trente, est aussi lu un beau texte de Bertolt Brecht où le dramaturge s'interroge sur la possibilité de « dire la vérité sur le fascisme si l’on ne veut rien dire contre le capitalisme qui l’engendre ».

Cette rencontre prend donc une tournure politique sans doute intéressante et stimulante pour les auditeurs présents – exemple cette dame qui, prenant position, affirme (une fois la projection conclue) qu'il aurait été souhaitable que le livret soit en hébreu –, mais s'éloigne inexorablement du sujet qui nous réunit : à savoir la perpétuelle évolution du genre opératique et sa récente résurgence dans la production de compositeurs tels que Dusapin qui, à la fin de la soirée, a depuis longtemps abandonné les lieux.

JP