Chroniques

par bertrand bolognesi

Miroslav Srnka | Future Family
création allemande par le Quatuor Diotima

Streichquartettfest / Alte Pädagogische Hochschule, Heidelberg
- 26 janvier 2018
à Heidelberg, le Quatuor Diotima crée Future Family de Miroslav Srnka
© vojtěch havlík

Comme chaque hiver, l’Alte Pädagogische Hochschule d’Heidelberg ouvre ses portes à la Streichquartettfest. Durant quatre jours plusieurs formations occuperont les lieux avec des concerts, bien sûr, mais aussi des ateliers, conférences, master classes, etc. Quand d’autres festivals misent tout sur l’événementiel et la succession fiévreuse de rendez-vous concertants, parfois jusqu’à l’indigestion, celui-ci se concentre sur l’essentiel, livrant à chacun les clés d’une approche approfondie de son sujet. Commencée dès dix heure, jeudi matin, la Streichquartettfest affichait le même soir, à son concert officiel d’ouverture quatre opus (signés Haydn, Mozart et Schumann) dont une création, Future Family, de Miroslav Srnka.

À Heidelberg, notre arrivée est marquée par cette journée spéciale de vendredi qui propose d’entendre deux œuvres du compositeur tchèque, données par le Quatuor Diotima. Pour Srnka, écrire pour quatuor à cordes n’est pas une nouveauté. Après deux pièces conçues dans les années de jeunesse, qui ne figurent pas à son catalogue officiel, il y inscrivait en 2004 un Quatuor n°3 que les Arditti, leur commanditaire, créèrent à Brno au printemps de la même année. Le 3 avril 2011, à Engrams Diotima donnait le jour, que nous avons eu le plaisir d’entendre le mois dernier, à Salzbourg [lire notre chronique du 1 décembre 2017]. À l’heure du déjeuner, nous retrouvons cette page fascinante que l’acoustique de la salle fait sonner très différemment, par rapport au flatteur Mozarteum. Ici, une relative sècheresse favorise une crudité tonique qui invite profondément dans le tissu de l’œuvre. On est également surpris par une clarté générale de l’interprétation que d’aucuns diront française.

Créé il y a quelques jours dans une salle parisienne qui ne met pas toujours l’idéal à disposition des compositeurs et des artistes qu’elle programme, Future Family (2017), dont la Streichquartettfest est l’un des commanditaires, connait sa première allemande aujourd’hui, à 17h. Il est ouvert par un solo de Pierre Morlet, furieux violoncelle virtuose dont la faconde un rien bougonne s’interrompt brutalement. Après une brève respiration survient l’alto de Franck Chevalier, à peine vibré, aux confins du silence, croisant le suraigu du premier personnage. Soudain, tous deux paraissent danser. Le duo s’installe, quand les deux violons, posés sur les genoux, les rejoignent, archets frottant le bas du cordier. L’alto s’élance alors non sans lyrisme, tandis que les deux violonistes déplacent leurs instruments du genou au menton… mais à l’envers, violon à gauche et archet dans la main droite, produisant un accompagnement hésitant en glissando. Miroslav Srnka s’en explique :

« Deux instrumentistes sont entrés avec une technique très élaborée ; ils développeront une souplesse si grande qu’elle mènera à leur disparition. À l’inverse, les deux autres semblent ne rien connaître encore et entrer dans le jeu en innocents. Ils essaient toutes les possibilités de l’instrument. Voyez-y une deuxième génération qui entre dans le quatuor – la famille – en testant les instruments afin de trouver, peu à peu et par-delà l’usage traditionnel, sa propre voie ». Il s’agit donc d’une réinvention continuelle de chacun au sein du quatuor à cordes, vécu comme une entité sociale évolutive. La première génération disparaît dans la perfection technique et la seconde grandit dans l’expérimentation et l’édification de sa technique spécifique. « C’est une sorte d’arche où se développent les techniques instrumentales, nous confie le compositeur, une ligne qui progresse jusqu’à la maturité et s’interrompt ensuite pour se superposer aux nouveaux arrivants ».

Après cette période de découverte – une idée assez lachenmanienne, ou plutôt alla Sciarrino en ce qu’elle provient d’une dramaturgie précise –, Yun-Peng Zhao et Constance Ronzatti positionnent violon et archet comme attendu pour une participation qui abandonne le choséïque à la faveur du musical. Sur une conversation glissée le violoncelle revient, laconique, voire sévère. Les quatre musiciens sont alors réunis dans un passage délicat en microtons, au cœur de la pièce. L’alto perce ce tutti par l’élévation d’un escalier restreint – trait cher à Srnka [à propos de ses gammes proliférantes, lire notre chronique du 2 décembre 2017] –, bientôt emprunté par l’aigu des violons, puis Future Family reprend son rail primordial, résidant en des entrées et sorties de la communauté. Un moment clairement ludique prend la scène : les musiciens se répondent, semblent se lancer des défis. Par l’usage du souffle mais aussi le déplacement vif des archets dans l’espace, un travail sur le son et l’air s’effectue, transformant momentanément la baguette en instrument à vent. Cette partie s’appelle gaming, elle induit une véritable joute acoustique. De là des accords sont composés, définissant prestement quel accord réalisera le partenaire, et ainsi de suite.

Aucun doute, nous sommes bel et bien dans une œuvre ouverte, selon l’expression consacrée depuis le milieu des années cinquante. À observer les titres des séquences de Future Family, l’on comprend aisément que plusieurs aspects de la vie en famille sont abordés (Learning, Bodies, Small Talk, etc.), mais encore qu’il s'agit d’un vaste jeu de rôle. On pressent une règle sans la saisir, peut-être gardée à dessein secrète, que les instrumentistes connaissent, eux, et qui induit réponses et développements, quantité de réactions possibles entre les musiciens. Quatre personnages sont en présence, des rôles que les exécutants, dont l’imagination est grandement sollicitée, troquent à l’envi. L’on entrevoit qu’à peine les innombrables combinaisons, selon que les musiciens s’y répondent avec les rôles définis, selon qu’ils les échangent et selon la fréquence à laquelle ces rôles se trouvent échangés.

« Le fonctionnement d’un quatuor à cordes est en musique ce qui ressemble le plus à la vie d’une famille, nous dit le compositeur, et plus précisément aux choix sociaux qui se posent au sein d’une famille. Il me parut important d’écrire une pièce sur la liberté de chacun de définir selon lui sa famille. Je crois qu’aujourd’hui le stéréotype de la famille est, au mieux, une nostalgie, qu’en réalité la famille n’est plus une cellule isolée qui se préserve du monde extérieur ; c’est même tout le contraire : elle reçoit le monde qu’elle l’accueille ou qu’elle le subisse. Je laisse aux musiciens la possibilité de marquer leurs choix plutôt que de sceller ce nouveau quatuor par un parcours unique. Ils définissent leur ensemble et chacun des quatre se définit dans l’ensemble et dans la partition. Avec les Diotima, une hiérarchie des différentes manières de réagir s’est dessinée. C’est difficile parce que la conception de l’œuvre bouleverse, par définition, les habitus d’un quatuor (finie, l’idée d’un premier violon qui dirige, par exemple) ». Miroslav Srnka a écrit des objets sonores et noté ensuite la façon dont chacun a réagi face à ces objets, mais l’exacte succession dans le temps (et la pièce regorge de jeux extrêmes avec le temps), il faut l’expérimenter chaque fois, sur place. Les auditeurs d’Heidelberg n’ont dont pas entendu la même chose que ceux de Bruxelles ou de Paris.

Le sujet de Future Family est la liberté au sein du groupe de faire ses propres choix et de prendre la responsabilité de le faire. Le quatuor à cordes est idéal pour exprimer cela, pour la responsabilité individuelle des musiciens dans un ensemble ayant exactement la taille qui rend possible le jeu de rôles et les hiérarchies induites. Brève séquence de petits sons, puis le second violon conclut, survolant la couleur ethnique du violoncelle – Out. Belle aventure, dans la lignée des thèmes rencontrés dans d’autres pages de Srnka, notamment la vie en commun et la transmission, dans l’acception le plus large possible.

BB