Chroniques

par david verdier

Medea
musique de Pascal Dusapin – chorégraphie de Sacha Waltz

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 10 novembre 2012
Medea, chorégraphie de Sacha Waltz
© sebastian bolesch

Il est rare qu'un livret d'opéra résonne avec autant de force. Sans mauvais esprit, on pourrait dire qu'il s'agit là d'un pur théâtre chanté. La puissance du texte épuise le trop mince tissu de notes, jeté pudiquement sur un sujet aussi féroce. C'est sur ce déséquilibre que se construit la version contemporaine du mythe de Médée – successivement Medeamaterial chez Heiner Müller puis Pascal Dusapin et tout simplement Medea dans cette version chorégraphique donnée par Sacha Waltz.

Pour décrire cet objet hybride, on peut être évidemment tenté de reprendre le terme opératorio, plus propice à la dimension temporelle et à l'effectif vocal et instrumental convoqué. Créé à Bruxelles en 1992 au Théâtre de La Monnaie dans une mise en scène de Jacques Delcuvellerie avec le soprano Hilde Heiland, Medeamaterial attendit huit ans avant d'être enfin donnée en France, à l'occasion du festival Musica. Cette nouvelle approche « dansée » réévalue le mythe antique à l'aune d'une gestuelle un brin encombrante qui ne parvient pas à oublier le texte d'Heiner Müller. À la chorégraphie se joint un orchestre baroque, l'Akademie für Alte Musik Berlin, qui rappelle le premier projet confié à Dusapin par l'ancien directeur de La Monnaie, Bernard Foccroulle : composer un prologue à Didon et Énée de Purcell. Cet atavisme passager a surtout à voir avec la recherche d'une palette sonore proportionnée aux intentions du compositeur. L'ajout d'un chœur et d'un quatuor de solistes – Vocalconsort Berlin placé en fosse – contribue à cette couleur madrigalesque relativement esthétisante, y compris avec la superposition de voix enregistrées en guise de personnages absents.

L'agitation hystérique des « Guests-danseurs » autour de la voix soliste de Caroline Stein renforce paradoxalement cet effet de solitude et de suprématie dramatique du personnage de Médée. Les interventions chorégraphiées bégaient une action déjà extrêmement prégnante par les mots et le chant du soprano colorature – si bien qu'au terme d'un parasitage délibéré, on en vient à souhaiter la disparition des artefacts de mise en scène pour retrouver cette épure relative, nudité versant chic de la narration antique. À la croisée de l’ambition de contemporanéité et de la volonté de créer une atmosphère antiquisante, il n'est pas certain que la cruauté bestiale du personnage ne soit pas quelque peu édulcorée par tant de précautions décoratives. On ne retrouve pas davantage chez Dusapin l'inscription du magnifique texte de Müller dans tout sa dimension psychologique, sociale et politique ; en particulier, la dénonciation de la cruauté de la colonisation et les souffrances d'une société est-allemande.

Tant du côté de la musique que de celui de la danse, la métaphorisation agit à fond pour estomper l'impasse psychologique de la mère en proie à ses pulsions meurtrières. L'écriture de la partie soliste est d'une dureté contondante, obligeant le soprano à projeter ses mélismes et à tendre ses aigus sans préparation, et ce d'une manière répétitive qui finit par lasser l'écoute.

Lassitude également du côté de la fosse où flottent en doublure les interventions du chœur, à l'imitation du nuage de gestes qui entoure Médée sur scène. Musicalement, le design sonore de ces boucles de notes et de longues tenues se superpose tristement en un glacis « à l'ancienne » relativement dénervé mais sans jamais contrarier les modes de jeu de l'instrumentarium baroque.

Il reste de ce spectacle une signature visuelle très forte, fruit d'un travail scénique fort original qui sert d'écrin à la partition de Dusapin en prolongeant certaines intentions. C'est assurément le cas durant la totalité du prologue muet qui se déroule après la chute spectaculaire de l'immense rideau écarlate. Les corps des danseurs évoluent à même le sol sur des variations de souffles et des projections de vent. Le décor minimal se contente d'une projection lumineuse à la Rothko, interrompue par le spectaculaire trompe-l'œil d'éléments statuaires qui prennent vie et disparaissent mystérieusement. Interrompant le monologue de Médée, de gigantesques ventilateurs, utilisés d'ordinaire pour des expériences en soufflerie, créent une illusion sonore et sensorielle inédite dans un tel lieu. Au milieu de la phrase « pire que la mort… est la vieillesse » s'élève ce rugissement terrible qui plaque au sol les danseurs comme une intervention divine qui viendrait rappeler l'horreur de l'infanticide et le stade de folie irrémédiable du personnage.

DV