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Chroniques
Marc Albrecht regarde Schönberg qui regarde Brahms
Orchestre national de France
Plutôt que d’accoler avec plus ou moins de cohérence plusieurs œuvres à former un programme, le concert de ce soir, tout en vérifiant l’implicite tradition ordonnatrice d’une courte pièce d’orchestre en amuse-gueule, d’un concerto en entrée et d’une partition aux encore plus vastes proportions, symphonie ou poème symphonique d’envergure, en plat de résistance, trouve la logique de son menu dans les jeux de regards, sur le temps comme sur le matériau.
Ainsi de cette Begleitungsmusik zu einer Lichtspielscene Op.34 conçue par Arnold Schönberg dans l’extinction de la deuxième décennie du siècle dernier. Car encore faut-il en comprendre le titre, à savoir : l’invitation du compositeur au(x) cinéaste(s). Plutôt que d’écrire une partition dont le but aurait été d’illustrer ou d’articuler, voire d’interpréter une scène de film, Schönberg entendait livrer cet opus aux maîtres du septième art. Danger menaçant – Peur – Catastrophe, ces trois climats traversent huit minutes… qui demeurent encore dans l’attente du regard cinématographique espéré.
Sous la battue de Marc Albrecht, laissant judicieusement respirer le silence, la séquence féconde l’imaginaire d’une raucité volontiers contrastée, dans une trame qui se resserre jusqu’au surgissement de l’urgence. Avec la complicité des musiciens de l’Orchestre national de France, le chef allemand en colore discrètement les alliages timbriques qu’il oxyde d’un guillage secret.
Non seulement Johannes Brahms considérait la musique du passé, mais encore nourrissait-il la volonté d’inscrire son œuvre dans le respect de certains savoir-faire, procédés et formes ; les allures de recitativo baroque empruntées par le solo de violoncelle pour introduire le Double concerto en la mineur pour violon, violoncelle et orchestre Op.120 ne sauraient le contredire. À le servir, l’expressivité musclée de Marie-Elisabeth Hecker fait mouche, s’alliant un appréciable raffinement de l’articulation dès l’Allegro initial. En revanche, le violon de Carolin Widmann, pour s’avérer d’une saine précision, manque de panache. Il faut reconnaître que Marc Albrecht s’en donne à cœur joie, accusant une nouvelle fois sa tendance à en faire trop dans Brahms, en une pose un rien brucknérienne assez épaisse. Aux échanges délicatement réalisés de ce premier mouvement répond avec nettement moins de bonheur la mélodie de l’Andante. De fait, l’inflexion générale se laisse entraver d’une langueur lâche dont elle ne sait que faire et si le chef écoute attentivement les solistes, ose (en fin d’épisode) des nuances parfois risquées qu’il contrôle toujours, en faveur d’une écoute chambriste, il ne parvient guère à redresser le discours. Le Vivace conclusif profite d’une élégance notable, dans sa tonique chanson, avec un violon superbement léger, cette fois, gracieux. La pâte orchestrale demeure si copieuse qu’en tafouilleux zélé Albrecht n’évite plus décalages et déséquilibres.
Les nombreux arrangements de pages anciennes par Schönberg prouvent de son intérêt évident pour le passé. Ainsi son regard d’orchestrateur se posa-t-il sur Bach, Beethoven, Händel, Loewe et Schubert, ne dédaignant pas de travailler en sens inverse – versions de chambre ou réductions pour piano (à deux ou quatre mains), y compris pour trois tubes de Johann Strauss ! En mai 1937, il s’attelle à réaliser sur écran panoramique le Quatuor en sol mineur avec piano Op.25 de Brahms.
À l’inverse de la partition précédente, Marc Albrecht prend d’emblée l’Allegro dans une étonnante profondeur de ton, précisément sculptée. Adieu surcharge : c’est plus Schönberg que Brahms qu’il donne à goûter, définissant clairement des plans sonores qui, sous son geste, s’entrelacent sans brume d’aucune sorte. De cette jeune symphonie classique, il sert la sécheresse des cuivres, l’autorité de la percussion. À l’automne 2000, nous entendions Christoph Eschenbach diriger cette œuvre à Hambourg (in loco, s’agissant de Brahms) : il choisissait, quant à lui, de moelleusement arrondir les angles de la transcription – et le faisait magnifiquement, d’ailleurs – ; l’interprétation de ce soir se place à l’exact opposé. Le deuxième mouvement bénéficie d’une teinte strictement définie qui dessine soigneusement les bois sur l’ostinato des cordes et ces cuivres, convoquant la tendresse schubertienne de la clarinette. Le chef souligne ensuite certaines affinités mahlériennes de l’orchestration. Une emphase théâtrale gagne bientôt l’Andante con moto dont la solennité prend des aises de deutsches Requiem. Pour finir, Albrecht fait incroyablement sonner chaque détail d’une orchestration en boîte à surprises. Il décline un éventail dynamique inventif au Rondo alla zingarese qu’il insuffle avec une vitalité de « montreur d’ours » (cf. Debussy).
BB