Chroniques

par david verdier

Manfred
poème dramatique de Robert Schumann

Opéra Comique, Paris
- 11 décembre 2013
Manfred, poème dramatique de Robert Schumann, à l'Opéra Comique (Paris)
© julien etienne

Dramatisches Gedicht in drei Abteilungen (poème dramatique en trois parties). Derrière ce modeste sous-titre se dissimule l'une des plus étranges partitions de Robert Schumann, destinée à un récitant, des interventions solistes parlées, un chœur et un orchestre. Dans l’Ouverture, qui est de l'œuvre ce qu'on connaît le mieux, le compositeur a placé un concentré programmatique. Les quinze numéros de la partition se développent à partir de cette structure liminaire, alternant passages symphoniques, airs et chœurs. Pour l'essentiel (les deux tiers de sa durée, tout de même), l'œuvre présente passages de pure déclamation du texte de Byron ou très succinctement mélodramatiques. Malgré un enthousiasme non dissimulé vis-à-vis, Schumann ne l'entendit jamais dans sa version intégrale et il revint à Liszt d'en donner la création à Weimar, en 1852.

Il faut saluer la courageuse initiative de l'Opéra Comique à proposer une œuvre jouant dans les marges d'un genre opératique, loin des sentiers battus. L'exploration de ces zones peu fréquentées permet d'entendre cette œuvre pour la première fois sur cette scène. Pour l'occasion, Emmanuel Krivine et Georges Lavaudant se sont appuyés sur l'adaptation que Carmelo Bene avait présentée à la Scala en 1978. Cette solution intermédiaire permet de simplifier certaines situations mais reste largement en deçà du projet initial. Afin de concentrer l'action, Schumann avait déjà procédé à de larges coupes et inversions dans le poème de Byron. La version Bene contient plusieurs rajouts et se distingue essentiellement par le fait de confier à l'acteur principal tous les rôles parlés, à l'exception des deux présences féminines.

Non sans périls l'acteur Pascal Rénéric se tire de cette entreprise peu commode, contraignant à jouer sur le fil entre numéro de ventriloque et poésie lyrique avec poses amidonnées. À sa décharge, il n'est pas certain que le texte (donné à entendre dans une très prosaïque traduction de Daniel Loayza) ne soit pas la première victime de cette mise en scène de Manfred. Lautréamont pointait déjà dans sa galerie des « grandes têtes molles » le sentimentalisme lacrymal et les aberrations grandiloquentes du romantisme européen. En lui rendant son immédiateté et sa naïveté, la version française fragilise par la même occasion un texte qui apparaît bien encombré d'un improbable fatras idéologique. Si Byron vouait aux gémonies toute entreprise visant à monter ses œuvres sur une scène de théâtre, il est impossible d'affirmer que le mélodrame de Schumann ne crée pas davantage de contraintes encore (notamment la question du tactus rythmique et sémantique entre voix parlée et musique).

La déréliction du sens et des émotions est difficilement compatible avec une voix qu'on dirait largement issue d'une pièce de Marguerite Duras… voyez avec quelle placidité Manfred s'adresse aux Esprits pour les faire apparaître (« Surgissez donc ! Apparaissez ! »). Une sonorisation inégale ajoute à l'artifice de la diction. La différentiation de certains personnages devient impossible (scène du chasseur), tandis que l'imitation de la raucité de l'Abbé de Saint-Maurice tourne rapidement au Grand-Guignol et tient à bonne distance le sujet de la discussion.

Ce théâtre mental est largement construit autour de l'idée qu'une sublime utopie ne donne rien à voir, si ce n'est avec les yeux de l'esprit. Serait-ce la volonté du fort elliptique et très sombre décor de Jean-Pierre Vergier ? Cette plaie béante qui littéralement ouvre le sol ne permet pas de distinguer entre cime alpestre, profondeur du lac, château, etc. Il faut se contenter d'un Manfred juché sur une poutre pour imaginer la scène du suicide évité au sommet de la Jungfrau… La greffe ne prend décidément pas, laissant progressivement s'éloigner musique et sens comme deux pôles à la dérive.

À deux reprises, les interventions parlées sur fond musical parviennent à conjuguer le flux de la prosodie avec le réseau des lignes mélodiques. Une première fois, après que la Fée des Alpes se soit dérobée à la vue de Manfred – ce qui libère hors de lui cette réflexion si troublante : « nous sommes les jouets du Temps et de la Terreur : à pas de loup, les jours nous trouvent puis nous quittent ; et pourtant nous restons vivants ». Il faut ensuite attendre l'adresse de Manfred à Astarté pour voir s'inscrire la récitation dans la variété des timbres et des fluctuations rythmiques (avec, en filigrane, toutes ces scènes du romantisme allemand qui, de Wagner à Weber, convoquent les esprits au prix d'un rituel quasi chamanique). « Il n'est pas si difficile de mourir » dira Manfred en forme de défi ultime, tel Don Juan face au destin auquel il tente d'échapper, tandis qu'une épée gigantesque s'écroule en une pluie de perle sur la scène.

Les interventions des voix solistes se réduisent à des moments si ponctuels et si brefs qu'il est relativement difficile de pouvoir distinguer les qualités individuelles. La netteté de la projection d'Anneke Luyten et de Sarah Jouffroy l'emporte sur leurs collègues Olivier Dumait et Norman Patzke dans le quatuor des Esprits. Le chœur Les Éléments de Joël Suhubiette se tire sans encombre d'un arrière-fond orchestral plus problématique. Alternant intonations douteuses et approximations solistes, les musiciens de La Chambre Philharmonique apparaissent en petite forme pour espérer convaincre, malgré le geste volontaire et délibérément engagé d'Emmanuel Krivine pour compenser la parcimonie des épisodes orchestraux.

DV