Chroniques

par bertrand bolognesi

Mahler | Symphonie en ré majeur « Titan »
David Robertson dirige l’Orchestre national de Lyon

Auditorium Maurice Ravel, Lyon
- 12 avril 2003
le compositeur Gustav Mahler (1860-1911)
© dr

Après la Lyrische Suite d’Alban Berg interprétée par le Quatuor Auryn [lire notre chronique du jour], suivie d’un bref entracte, l’Orchestre national de Lyon téléporte notre écouter une quarantaine d’années auparavant, avec la Symphonie en ré majeurde Gustav Mahler, dite Titan, composée par un artiste de vingt-huit ans à Leipzig puis créée dans sa version initiale à Budapest, en ce temps-là bordel des viennois – comme l’écrivirent dit Lajos Zilahy et Arthur Schnitzler, pour n’en citer que deux. Fritz Löhr relatait alors l’évènement : « Le public, dans sa majorité fermé, comme d’habitude, à toute innovation formelle, se trouvait comme brutalement réveillé d’une somnolente hibernation. À l’attaque du dernier mouvement, une dame élégante assise à mes côtés laissa tomber tous les objets qu’elle tenait à la main… ».

David Robertson livre une vision contenue, plutôt énigmatique, intérieure du Langsam introductif. L’arrivée du thème, après une longue et mystérieuse hésitation, sorte de latence inquiète, vient comme une délivrance à peine sereine. Elle n’est pas livrée tout crue pour autant, loin s’en faut. C’est peu à peu que le chef développe les contrastes vers quelque chose de plus lyrique. Le climat de l’interprétation serait plutôt austère. Remarquons le bel équilibre qu’il obtient de ses pupitres, pour un travail moins simplement spectaculaire qu’il put l’être par le passé : Robertson redouble d’attention à signer une version élégante et minutieusement dosée, non dépourvue d’une certaine gravité, qui maintient chaque trait dans un vrai souffle. Et l’on y entend strictement tout ! Une occasion de plus de vérifier les conseils de Schönberg aux jeunes chefs (voir Le style et l’idée). Judicieuse, la mise en avant du thème de harpe. L’exultation final du mouvement est savamment menée, sans surcharge d’effet : l’expérience et la maturité sont venues parfaire le talent du chef américain qui fait aujourd’hui des choix décisifs et de très grande tenue.

Au second mouvement, il ménage une sonorité nettement plus sucrée, au tempo assez léger, qui se précipite encore à sa reprise. Le Feierlich und gemessen souffre d’un malheureux dérapage d’intervalles sur l’exposition du thème de contrebasse solo ; l’instrumentiste, visiblement nerveux de se trouver soudain à découvert, presse le pas. Le chef accentue avec autant d’humour que de tendresse le clin d’œil balkanique et la mélodie quasiment yiddish, aux confins de la musique de cabaret ; la partition précise alors mit Parodie… Le retour à Bruder Martin s’opère dans un tactus inexorable, David Robertson distançant soudain tellement son expression qu’il semble chargé de tension, de non-dit, de danger.

Noté Stürmisch bewegt, l’ultime mouvement est cinglant et cru comme un coup de pioche ! Rarement on l’entend aussi vif, terrible et noir en même temps. Plus d’un siècle après la création de la symphonie, la salle, comme pour faire écho au compte rendu de Löhr (cité plus haut), continue de bondir de peur sur cette attaque fracassante – pas de « dame élégante à mes côtés » mais une petite fille, apaisée par les pizz’ doux de Frère Jacques, peut-être sur le point de s’endormir : le violent cri d’orchestre l’effraie tant qu’elle fond en larmes.

Robertson donne à ce dernier épisode dans une fulgurance qui laisse pantois. S’il ralentit en cours de route, c’est pour mieux amener le tragique final. La partie lente de ce moment, qui pourrait constituer à lui seul une symphonie aux mouvements enchaînés, agit alors comme un baume. On retrouve là la fin du cinquième des Kindertotenlieder, incongrûment consolatrice après la tempête. Mais cela ne s’arrête pas là : la tourmente reprend de plus belle pour achever la symphonie dans un hurlement implacablement martelé, apocalyptique. Résolument débarrassée des complaisances tentatrices dont trop souvent l’on crut bon d’alourdir cette œuvre, l’exécution d’aujourd’hui s’affirme de la famille des plus percutantes.

BB