Chroniques

par david verdier

mélodies, préludes et quintette de Louis Vierne
Anaïk Morel, Quatuor Daniel et Mūza Rubackytė

Opéra national de Paris / Amphithéâtre Bastille
- 26 mars 2014
la pianiste lituanienne Mūza Rubackytė joue Louis Vierne à l'Opéra de Paris
© dr

Le succès public des Convergences de l'Opéra national de Paris en couronne fort justement la qualité et la régularité. Confirmation avec cette soirée consacrée à la si rare musique de Vierne, mélodies, pièces pour piano et son emblématique quintette.

Louis Vierne (1870-1937) n'eut que le défaut d'être né entre Ravel et Debussy, au cœur d'une décennie très riche pour la musique française. On pourrait objecter également le fait que sa musique d'orgue a encore tendance à le cataloguer, avec Lekeu et Tournemire, dans un genre vaguement sulpicien et désormais oublié, à mi-chemin de ses deux mentors, Charles-Marie Widor et César Franck. Une biographie déroulant une pathétique succession de mal-être physique, trahisons conjugales et de deuils, justifierait à elle seule le choix de ces Spleens et détresses comme thème central de la soirée. Presque non-voyant de naissance, Louis Vierne commença ses études à l'Institution national des jeunes aveugles de Paris (INJA) où il développa très vite des dons pour le violon, l'orgue et le chant choral. Titulaire des grandes orgues de Notre-Dame à vingt-neuf ans, il eut notamment pour élèves Marcel Dupré et Maurice Duruflé et mourut en plein concert, à l'âge de soixante-sept ans.

La soirée débute dans la sombre nuée de cet opus 38 (1917), cycle de mélodies sur dix poèmes de Paul Verlaine. Alors qu'il rivalise musicalement avec Poème de l'amour et de la mer ou L'Horizon chimérique, l'intérêt littéraire est ici bien supérieur à ces illustres modèles. Il y a quelques années, Mireille Delunsch avait tenté de sortir ces mélodies de l'oubli par un enregistrement regroupant d'autres œuvres sur des poèmes de Baudelaire et Anna de Noailles. Même si l'on pourra discuter le fait de savoir si une voix féminine peut chanter des poèmes conjugués au masculin (Spleen ou À une femme), ce sont là détails, au regard de la valeur musicale du cycle. On se souvient du jeune et talentueux mezzo Anaïk Morel, entendue récemment dans les carmélites lyonnaises [lire notre chronique du 12 octobre 2013]. Délaissant les habits de Mère Marie de l'Incarnation, elle retrouve le piano impeccable et attentif de Mūza Rubackytė [photo], soutien idéal d'une ligne vocale fort concentrée. Sans ce rien de dureté dans le vibrato (Dans l'interminable ennui de la plaine), on entrerait plus aisément dans le récital. Heureusement, le monochromatisme d'Un grand sommeil noir lui permet plus facilement de prendre ses marques et de stabiliser la respiration. Dans Spleen, le toucher assez dur de la pianiste lituanienne abaisse le centre de gravité, ce qui accentue l'aspérité du discours et contredit les ondulations et la couleur fauréenne de Promenade sentimentale. Sûre et charnue, la voix se joue des difficultés de Marine et Les faux beaux jours, parfaitement en phase avec le clavier tellurique dont les registres sont parcourus d'un bout à l'autre.

Avec les Préludes Op.36 (1915), on oublie radicalement la grandiloquence assez froide d'une large partie de l'œuvre pour orgue. Le piano très original de Louis Vierne laisse à d'autres contemporains le goût des stucs et faux marbres. De l'expression et du sentimental il garde l'enveloppe gestuelle, fidèle aux principes franckistes – introspectif mais sans excès, en quelque sorte. Et tant pis si le choix de titres versatiles évoque davantage les épisodes d'un journal intime qu'un traditionnel programme de concert. L'écoute flottante peinerait à démêler certaines sections, tant les titres sont fugaces et subits les changements d'atmosphères. À la véhémence des sauts d'octaves (Prologue) succède une tendresse contenue en milieu de clavier, la blondeur des octaves brisés alternant avec de petits motifs roulés et descendants (Tendresse). Les accords marcato (Pressentiment) rappellent une suite d'impressions fugitives, saisies sur le motif. Rubackytė ose aventurer son instrument vers une dimension pianistique explicitement lyrique et expressive. On y laisse au passage un peu de précision dans l'amorce de certains arpèges. Ailleurs, c'est plutôt une impression de sur-place (Nostalgie), sans pour autant frôler le manque d'idées mais sans arrière-plans – un peu en retrait, en observateur. L'impressionnant torrent noir qui conclut la première partie du cycle (Évocation d'un jour d'angoisse) convoque des cascades d'effets et de difficultés impressionnantes, tandis que le fauréen Dans la nuit se contente de figures à la main droite émergeant d'un roulement continu dans les graves. Opposition de style, encore, dans ce piano allant mais un peu étroit dans le pas, et qui finit par éclater en gerbes lisztiennes (Suprême appel) ; ou bien les modestes moyens pour une vraie tristesse (Sur une tombe), et cette solitude pleine de secousses et de fièvres (Seul), qui finit dans une blancheur étale.

Complément idéal à un tel programme, le Quintette pour piano et cordes Op.42ex voto de notes et de larmes, érigé à la mémoire du fils disparu durant la Grande Guerre. Les élans panthéistes et les déchirures profondes que présente cette partition la placent tout naturellement dans le sillage du prestigieux modèle de Franck. L'écoute révèlera une authenticité du propos, bien éloignée de la simple imitation. Riches par la couleur et l'harmonie, ces pages se distinguent par la solidité de la structure en trois mouvements. Le Quatuor Danel maîtrise parfaitement les variations et les nuances ; il est plaisant de remarquer à quel point Marc Danel se lève quasiment pour poser la dominante ou souligner le contrechant. Ses trois compères fusionnent autour d'une idée commune de l'interprétation. C'est à la fois ardent et contenu – tout juste si les intonations se désolidarisent dans les passages les plus débridés. On regarde passer le souvenir subreptice de Tristan, les gammes descendantes du dernier Fauré et des chevauchées d'accords qui luttent contre la résignation. Une somptueuse soirée.

DV