Chroniques

par david verdier

Médée
opéra de Luigi Cherubini

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 16 décembre 2012
Médée, opéra de Luigi Cherubini
© vincent pontet | wikispectacle

Allons droit au but : c'est (à ce jour) le temps fort de cette saison parisienne. On regrettera simplement d'avoir attendu si longtemps après qu'elle ait été donnée deux fois à La Monnaie pour enfin découvrir cette production sur la scène du Théâtre des Champs-Élysées. Un bonheur n'arrivant jamais seul, le scandale était de la partie – invité surprise de cette saison du centenaire dans une salle qui en a connu d'autres, depuis le Sacre du Printemps de Stravinsky-Diaghilev ou la bande électronique de Déserts d'Edgar Varèse…

Une partie du public n'a pas manqué de réagir à la hauteur de l'imbécillité caractéristique de ceux qu'on vient traquer dans leurs certitudes les plus étroites [lire notre chronique du 11 septembre 2011, par exemple ; ndr]. Les interférences « vociférantes » se sont élevées précisément contre ce théâtre qui soudain faisait irruption dans une œuvre qu'on croyait dévolue à une esthétique callassisée, elle-même issue en droite ligne de la tragédie grecque. Plus intimement et sans doute plus directement que dans ses autres mises en scène d'opéra, Krzysztof Warlikowski fait directement interférer une forme de théâtre de la cruauté dans un univers pétri de conventions et peu préparé à tant de déchaînement et de brutalité. Ce faisant, il a le mérite de plonger au plus profond du mythe pour y retrouver le profil psychologique et terriblement contemporain des personnages.

On approuvera au passage la nécessaire remise à plat de ces mièvres alexandrins de François-Benoît Hoffmann qui mériteraient à eux seuls qu'on manifestât bruyamment, tant ils mettent en péril l’œuvre en faisant ressortir un classicisme hors d'âge, noyé dans la bienséance moraliste du Directoire. Dès l'entrée dans la salle, on est au cœur d'une ambiance inédite, avec projections de films amateurs 8mm et variété des années soixante. Ces insertions d'images naïves évoquent le bonheur « bourgeois-branché » derrière lequel se profile le théâtre émacié de Warlikowski, fasciné par le destin terrifiant de ces personnages tragiques et le miroir qu'ils tendent en notre direction, vers notre quotidien. Ici, la répudiation de l'épouse renvoie clairement à cette paria, cette « Arabe » que l'on pointe du doigt et du verbe avec toute la xénophobie d'un Occident à sa décrépitude, en quête de bouc émissaire. D'un autre côté, hormis les vêtements souillés de sang, le meurtre des enfants est montré comme quasi-métaphorique. À travers leur « meurtre », Médée enfante une deuxième fois en exhibant leurs vêtements roulés en boule contre son ventre comme pour simuler une grossesse. Derrière le mythe, la mise en scène renvoie au drame quotidien des familles déchirées, se disputant la garde d'enfants contraints de grandir vite dans un monde trop violent.

L'aspect visuel de la chanteuse Amy Winehouse sert de fil rouge à la construction de l’héroïne. Ce mélange de sensualité et de provocation semble taillé sur mesure pour Nadja Michael, égérie vocale et plastique d'une forme d'interprétation théâtrale qui pousse l'opéra dans ses retranchements. La Salomé très pasolinienne de David McVicar brûlait déjà les planches de Covent Garden [lire notre critique du DVD]. Un seul battement de cil suffit à faire chavirer la scène parisienne, jusqu'à réaliser l'impensable pari de faire oublier les faiblesses patentes du plateau (les siennes y compris).

La scène est entourée de miroirs sans tain dont la connotation voyeuriste se double d'un éclairage cru et de couleurs glauques qu'on dirait empruntées à Christoph Marthaler. La trivialité du mythe alterne avec la gravité des situations et des symboles, à commencer par la Toison d'Or, le plus emblématique. Warlikowski choisit de déplacer cet encombrant accessoire (qui justifie narrativement la relation Jason-Médée) en le montrant à la fois comme une étoffe qui protège le crâne du frère défunt, une étole-diadème ou une perruque blonde. Ce trait d'union renvoie inévitablement au passé et au présent de Médée, à l'origine de sa gloire et de sa déchéance criminelle. Autour d'elle, le déchaînement misogyne et brutal des hommes exerce sa brutalité sur des femmes soumises et crédules. La révolte « sociale » de Médée ne fait qu'un avec un livret ramené à une littéralité très directe et très provocante. C'est l'un des points majeurs de cette production, et l'un des plus honteusement conspués par un public indigne de ce nom, sans doute le même qui manifestait contre la très anodine Carmen de Beaunesne à Bastille [lire notre chronique du 4 décembre 2012] – ceci avant que la prestation de Karine Deshayes ne leur cloue le bec définitivement et transforme le four en succès.

L'opéra étant affaire de femme (fatale), on ne manquera pas de rappeler que Nadja Michael se situe au plus haut de l'incarnation de l'héroïne d'Euripide, devenue furie meurtrière. L'incarnation est à ce point confondante que la voix traverse et déchire les registres, sans s'attarder sur les dégâts inévitables qu'elle inflige aux convenances du genre. La dislocation hors norme de la ligne brûle d'une fièvre sacrificielle qui atomise le plateau. Elodie Kimmel est victime de son rôle de Dircé et d'un vibrato vraiment problématique, perpétuant une lignée de chanteuses moyennes, depuis Virginie Pochon ou Hendrickje Van Kerckhove. Le Créon indolent de Vincent Le Texier promène une voix de crooner assez uniforme et peu soucieuse des intentions psychologiques qu'on pourrait y trouver. John Tessier ne parvient pas à incarner la veulerie et la détresse de Jason, la faute à des intonations approximatives et un français très exotique. Les deux servantes (Ekaterina Isachenko et Anne-Fleur Inizan) brillent par des interventions et un timbre anecdotiques. L'absence de Gaëlle Arquez se fait durement sentir. Seule la Néris de Varduhi Abrahamyanparvient à se tirer d'affaire, malgré un aigu contondant et un rôle réduit à la portion congrue.

Ni classique ni romantique, Christophe Rousset anime Les Talens Lyriques d'un geste dur et froid, très efficace dans un final où la tension dramatique l'exige mais trop uniforme quand la partition invite une pâte sonore plus chatoyante et colorée. Des réserves, mais bien en-deçà de la valeur globale de cette production.

DV