Chroniques

par bertrand bolognesi

Lulu
opéra d’Alban Berg

Opéra national du Rhin, Strasbourg
- 19 juin 2005
Lulu, opéra d’Alban Berg, à l'Opéra national du Rhin (Strasbourg)
© alain kaiser

Cousine de la vision qu'en signait à Toulouse Pet Halmen [lire notre chronique du 2 février 2003], la mise en scène qu’imagina Andreas Bäsler pour Lulu débute dans une morgue. Si l'un situait le Prologue de l'opéra dans le vaste amphithéâtre d'une faculté d'aliénistes, aujourd'hui le dompteur est également médecin, mais d'un tout autre genre : nous sommes dans une chambre froide où, plutôt que de chercher avec Charcot ce qui parvient à soumettre la psyché des victimes de Lulu à leur tortionnaire, l’on dissèque le crime lui-même, comme un légiste qui soudain s'intéresserait à la société « qui le mérite », comme disait Dostoïevski, plus qu'à ceux qui le commettent. Partant que l'œuvre fut créée en territoire neutre en 1937, soit à peine quelques années après la crise financière qui précipitera l'Europe dans la barbarie, Lulu pose certaines questions d'une urgente actualité pour ces européens que nous prétendons être, construisant une communauté sous l'unique pouvoir de l'argent, une idole qui, tôt ou tard, larve la conscience morale et laisse naître l'horreur.

Un seul dispositif scénique abrite les trois actes : un large et profond couloir de faïence vert, une austère porte de zinc côté cour et douze tiroirs à cadavres. En blouse blanche le dompteur réceptionne le corps de Lulu sur un chariot de fer blanc, sinistre véhicule qui réapparaîtra à la toute fin de la représentation, après que tous soient morts – le professeur de médecine, le peintre, Schön, Alwa et la Geschwitz –, sauf l'éternel autant qu'énigmatique Schigolch. Conçu par Andreas Wilkens, cet espace est investi d'éléments qui suffisent à évoquer les divers appartements que visite l'action, la loge du théâtre où se produit l'héroïne ou encore le coin de rue qui lui sert de toit à Londres, sans que de véritables changements de décor soient nécessaires.

La trame est menée jusqu’à la chute par une fiévreuse circulation entre trois lieux importants et immuables : le couloir des péripéties de la vie, les tiroirs de celles de la mort – recouverts de miroirs pour la troisième scène de l’Acte I, d'une tenture à motif sylvestre exotique qui date judicieusement le salon de Schön comme celui d'un homme d'avant Lulu, puis des portions du portrait morcelé (réalisé dans les ateliers maison à partir d'une toile de Christian Schad, Halbakt, peinte en 1929 dans l'esthétique d'alors) pour la Scène 1 du III – et cette pièce qu'on ne voit jamais, à droite, derrière le hublot de laquelle se dissimulent tour à tour la salle de dissection du Prologue, la salle de bain où le peintre se tranche la gorge, le réduit où Schön enferme sa rivale – « Der Teufel ! » – avant d'être abattu, enfin l'autel d’amours fébriles et ultimes dont le sacre s'orne des cris d'une éventrée. Parfaitement cohérente, cette scénographie bénéficie d'une véritable direction d'acteurs et d'une dynamique infernale qui plus d'une fois plonge l’auditeur dans un palpitant polar. La scène du meurtre est d'une étonnante intensité psychologique.

Malgré la lecture raide, inexpressive et disgracieuse de Günter Neuhold à la tête de l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg – le chef ne différentie pas les plans sonores, niant tant le raffinement de l'œuvre que la sensualité manifeste de l'écriture pour cordes de Berg ; il avance dans la partition sans aucune incidence dramaturgique – et grâce à une distribution vocale équilibrée qui anime brillamment l'ouvrage, cette production est une belle réussite.

Ainsi, Gary Rideout, entendu récemment à Liège dans Jenůfa [lire notre chronique du 18 février 2005], qui compose un majordome attachant, est-il un prince au timbre à la fois clair et sonore, Paul Gay un dompteur glacial et un athlète dont la vaillance est généreusement affirmée par une santé vocale évidente, et Fabrice Dalis un Alwa honorable. On retrouve Franz Mazura en Schigolch idéal. Dale Duesing campe une Docteur Schön idéalement présent, au timbre riche et à l'organe parfaitement maîtrisé, qui ne se contente pas de chanter mais s’engage dramatiquement jusqu'à prendre certains risques. La Comtesse est confiée à la couleur mystérieuse et discrète d’Hedwig Fassbender. Enfin, Melanie Walz incarne une Lulu criminellement innocente dont l'aigu facile dit à lui seul l’insolence.

BB