Chroniques

par vincent guillemin

Luciano Berio et Gustav Mahler
Brussels Philharmonic, Synergy Vocals, Michel Tabachnik

Cité de la musique, Paris
- 16 mai 2013
à la tête du Brussels Philharmonic, Michel Tabachnik joue Berio à Paris
© jean-baptiste millot

Joué dans le cadre du cycle Emprunts et citations, la Sinfonia de Luciano Berio (1968) est une œuvre-somme tirant son matériau textuel de la littérature poétique de James Joyce (Ulysse, Finnegans Wake), de l’anthropologie structurelle de Levi-Strauss (Le cru et le cuit) ou encore de Martin Luther King par l’utilisation des syllabes principales en forme d’hommage. Le matériau musical parodie le Scherzo de la Deuxième Symphonie de Mahler, lui-même déjà extrait d’un des Lieder du corpus des Knaben Wunderhorn, ainsi que certaines mesures du Sacre du printemps (Stravinsky) ou de La mer (Debussy), mâtinés d’extraits de Schönberg ou des français Ravel et Berlioz.

Loin d’être un simple collage, la Sinfonia dégage le style et la force des plus grandes compositions ; elle fut l’objet de grands enregistrements, dont ceux de Boulez, Chailly et Eötvös [lire notre critique du CD] ou, sur Youtube, Mehta avec les Wiener Philharmoniker en 2008. Quoiqu’autrefois assistant de Pierre Boulez pendant quatre ans, Michel Tabachnik se dégage fortement de la vision ultra-contemporaine du maître et libère ce soir la symphonie en la jouant comme une œuvre classique, à l’identique de la Première de Mahler ensuite, sa direction sûre proposant une intelligente version de ce chef-d’œuvre.

Réparties comme des instruments au milieu du Brussels Philharmonic, les voix récitent et répètent syllabes et courts extraits des textes précités, dans lesquels nous entendons ce soir très peu « Un jour un indien » de Levi-Strauss, passage qui devrait normalement ressortir plus. Globalement, le travail des acousticiens de l’ensemble Synergy Vocals est bon et les voix interviennent parfaitement dans le superbe tissu orchestral conçue par Berio. Alors qu’elle nous avait laissé un souvenir très mitigé lors de son dernier passage en France, la formation belge est bien au rendez-vous pour cette œuvre complexe, même s’il lui manque un son plus personnel pour se hisser au niveau d’un Concertgebouworkest, par exemple, et malgré des violoncelles et altos dont le volume trop faible ne permet pas de profiter pleinement des fort belles mesures écrites pour eux.

Autre chef-d’œuvre, la Symphonie en ré majeur n°1 « Titan » de Gustav Mahler souffre plus de la comparaison. Enregistrée plus de cent-cinquante fois et très régulièrement jouée, beaucoup a été dit dans cette œuvre qui se joue triste (Solti, Tennstedt), joyeuse (Bernstein), russe (Kondrashin, Svetlanov) ou romantique (Abbado, Gielen). Ni l’orchestre ni le chef déméritent, mais le manque de cordes et surtout le peu de volume des violoncelles, déjà regretté auparavant, se fait maintenant cruellement sentir. Les cuivres sont plus qu’honorables, mais leurs attaques inquiètent. Seul convainc tout à fait le contrebassiste dans le solo au début du troisième mouvement (paraphrase de Bruder Martin, ou Frère Jacques en français).

Michel Tabachnik joue rapidement, avec précision, mais ne fait rien découvrir que nous ne connaissions ; il donne une bonne soirée « de répertoire », comme il en existe beaucoup à l’opéra, par exemple. Le troisième mouvement, qui regroupe souvent toute la pensée du chef, n’oriente pas ici sur sa vision, et l’orchestre ne claque pas assez dans les moments à forte tension, notamment au début du quatrième.

En bis, Tabachnik reprend étonnement la valse du deuxième mouvement ! Dommage, car la Première de Mahler a d’abord été composée en cinq mouvements avant d’être remaniée en quatre : très rarement joué, Blumine (laissé pour compte par le compositeur) s’accorde parfaitement à l’exercice.

Dans la plus belle acoustique de Paris – en attendant la Philharmonie qui grossit à vue d’œil, juste derrière – dont les tarifs font mentir ceux qui disent chère la musique classique, ce concert aura surtout permis d’entendre avec plaisir la Sinfonia de Berio : « Thank you Mr Tabachnik ! ».

VG