Chroniques

par bertrand bolognesi

Lovro Pogorelich joue Liszt

Salle Gaveau, Paris
- 14 juin 2006
récital Liszt du pianiste Lovro Pogorelich à la Salle Gaveau (Paris)
© mio vesovic

Pour son premier récital parisien, Lovro Pogorelich – le public français l’entendit à Cannes il y a près de quinze ans – concentre la soirée sur la seule musique de Ferenc Liszt, a contrario de la curieuse habitude consistant à visiter succinctement cinq ou six univers créatifs dans un même programme. C'est donc toujours plus avant qu’ici l'on entre dans le monde du virtuose austro-hongrois, un monde tour à tour méditatif, rageur, joueur et bien autres choses encore, passionné autant que passionnant.

La première partie est consacrée à la Sonate en si mineur (1853), avec un début un rien nerveux. C'est peu à peu que Lovro Pogorelich dessine l'œuvre, gérant lucidement la tension générale (première à Paris, un piano qui n'est pas celui souhaité, etc.) pour retrouver très vite ses marques et son souffle. Certes, l'exécution demeure parfois un peu heurtée, les sections plus lentes alourdies, mais déjà l'on goûte ce qui fera la grâce de la seconde partie : une distribution minutieuse et délicate de la nuance dans certains passages, une énergie impressionnante quoiqu'ici non toujours canalisée et, principalement, cette très grande qualité (que l'on rencontre de moins en moins) d’avoir toujours quelque chose à dire au-delà des notes.

S'il paraît inattendu qu'un Yamaha siège face à nous, profitons-en pour le laisser chasser de nos oreilles les sonorités Steinway ; celles-ci non pas que des défauts, cela va sans dire, mais leurs qualités sont désormais devenues si « obligatoires » qu'elles restreignent despotiquement l'imagination. À l'inverse, force est de constater que le piano ici présence offre d'autres couleurs, peut-être moins brillantes d'un certain point de vue, mais des possibilités que le pianiste met avantageusement au service de son Liszt. Fermant précautionneusement les éclats fortissimo dans la Sonate, ce qui en brouillait immanquablement l'impact, il les laisse cette fois s'ouvrir et prendre tout l'espace dont ils ont besoin. Du coup, la nuance se libère en un éventail qui magnifiquement s'élargit. Ainsi la Vallée d'Obermann commence-t-elle à montrer un peu plus d'un interprète entièrement là. Tout en affirmant le pianisme intrinsèque du compositeur, Lovro Pogorelich ménage des reliefs plus orchestraux, notamment dans la Ballade n°2 dont il cisèle adroitement l'aigu. De même fait-il goûter les délices d'un legato velouté, dans Saint François de Paule marchant sur les flots.

Parfois, un récital force l’appréciation dès les premières mesures pour laisser trop vite l’auditeur sur notre faim – ces soirées dont on dit qu'elles sont « irréprochables ». Si aller au concert n'est pas espérer s'en trouver transformé à son issue, alors mieux vaut passer le temps avec toutes les autres choses directement consommables à sa disposition. Ici, une douceur peu commune « console » énergiquement l'écoute, dans un programme d'une notable générosité que le lecteur découvrira au disque [chez Intrada]. L'artiste prend congé avec deuxbis plus secrets encore : Lugubre gondole et Nuages gris.

BB