Chroniques

par jérémie szpirglas

L'oubli, toucher du bois.
chorégraphie de Christian Rizzo

Opéra de Lille
- 25 février 2010
L'oubli, toucher du bois., chorégraphie de Christian Rizzo
© dr

« La littérature n'est pas le seul lieu de l'écriture », nous dit Christian Rizzo après avoir cité Marguerite Duras (« écrire ce n'est pas raconter des histoires. C'est le contraire de raconter des histoires. C'est raconter tout à la fois. C'est raconter une histoire et l'absence de cette histoire. C'est raconter une histoire qui en passe par son absence. »). Si l'on peut au premier abord s'étonner à la lecture de cette note d'intention, sitôt les lumières éteintes, on comprend ce que ces deux affirmations sous-entendent – renvoyant d'une part au singulier mode de narration que Rizzo développe, et d'autre part, au delà de la mesure de ce seul spectacle, à une vision plus large de l'œuvre du chorégraphe et metteur en scène. En effet, ce dernier organise un univers à la taille de microcosme (ou un microcosme à prétention d'univers), à la manière d'une vaste fresque – non pas auto-suffisante, en vase clos, à prétention d'entièreté ou d'unicité, mais fragmentaire et pourtant cohérente. On pensera ainsi, au cours de la soirée, à la Comédie Humaine de Balzac, ou aux œuvres si variées et pourtant remplies de multiples auto-références de Perec, par exemple, le tout assorti d'un travail sur la mémoire, mémoire du geste, mémoire du lieu, des situations.

Ainsi, dès l'ouverture de L'oubli, toucher du bois. (avec un point final : Rizzo est un habitué des jeux sur la titulature, tour à tour indéchiffrables, à rallonge, tournant court ou plus ou moins nonsensiques), le plateau est-il encombré d'accessoires divers, clins d'œil à ses précédents spectacles – un plateau que le premier tableau consiste justement à débarrasser, à dénuder, tandis qu'un vieil homme, seul personnage véritablement identifié de la pièce, assis sur une chaise et nous tournant le dos, enroule un câble électrique – fil de vie ? Fil rouge ? Cordon d'alimentation (au sens premier du terme) ? Ombilic contemporain ? Autour de lui, sur cette scène qui figure un lieu de vie kaléidoscopique, se déroule alors un récit plus ou moins onirique et fantasmagorique. Dans ses chorégraphies, qui relèvent au moins autant de la danse que du théâtre, ou du moins de la pantomime, Rizzo cherche en effet moins à construire un langage innovant qu'à cheminer d'image en image, de geste fluide en geste fluide, de son cru ou sortant de l'imaginaire collectif.

En plus des objets, ce sont bientôt les hommes que l'on se met à déplacer, à remiser, précautionneusement, comme des meubles, des bibelots, les reposant dans un coin, corps inanimés dans leur rigidité d'objet. Lenteur, retenue, le corps comme ameublement occupe l'espace plus qu'il ne l'habite. On peut penser à tous les soi que le vieil homme fut en ce lieu, ou aux spectres d'un passé rémanent, réémergeant dans le présent – l'apparition plus tard d'une, puis deux, puis cinq silhouettes toutes de noir vêtues, nous indique que cette piste est peut-être la bonne, mais il ne faut pas ici s'attacher à une explication évidente, il faut savoir s'assouplir et se glisser dans l'écoulement d'un sens sans cesse fuyant.

Les jeunes hommes bientôt se rebellent de leur statut d'objet et engagent des luttes lentes, douces, presque tendres, se font choir les uns les autres, tandis que la musique de Sylvain Chauveau, épurée et minimaliste – piano répétitif, superposition bitonale de deux formules courtes –, résonne d'une voix qui susurre quelques mots d'anglais – une voix bien trop attendue et pénétrée, qui sera finalement la seule touche négative de la soirée.

Dans la scène suivante, l'ombre prend part à un superbe ballet d'ombre et de lumière, né simplement d'un unique spot posé à l'avant-scène, après quoi elle reprendra son rôle d'ombre et, s'attachant à un autre danseur, le suivra pas à pas, l'imitant d'abord, puis prenant les devants. Leur danse ne sera interrompue que par l'arrivée du vieil homme – personnage pivot et manifestement perturbateur de ce drame intestin et incertain qui se déroule sous nos yeux. L'osmose tourne alors à nouveau au pugilat retenu.

Après un nouveau changement d'ambiance, l'ombre s'est transformée, elle a grandi démesurément, filiforme, longiligne, arachnéenne. En retrait, en compagnie du vieil homme, elle contemple le tableau suivant qui se déroule au sol, mêlée dégoulinante, empilement de corps. Terrifiée par la scène, l'ombre se réfugie dans un coin de la pièce – non sans avoir apporté deux pierres blanches qui font l'effet d'un crâne de vanité sur le plateau.

La dernière scène sera plus solitaire encore, scène d'amour oublié, scène de tendresse fossile, sur un plateau à présent hérissé de fins cylindres de longueurs et de circonférences variables. Débarrassé de son habit noir, la première ombre est seule. Son corps est pris de spasmes, de sanglots – ou emporté dans des ébats érotiques fantasmés. Le mouvement se poursuit : rythme imperturbable, amplitude constante, évoluant sensiblement. Les positions changent et, avec chaque changement, un membre supplémentaire est affecté par ces palpitations. L'oscillation, respiration essoufflée, mouvement machinal et répétitif de gymnastique, dissipe cependant toute impression d'un va-et-vient érotique. L'entrée du vieux monsieur, bien que discrète, bouleverse à nouveau la situation. Cinq autres fantômes entrent alors et se mettent, comme dans le premier tableau, à débarrasser le plateau de ses cylindres, les remisant contre les cloisons, pendant que le vieil homme et l'ex-ombre se découvre l'un l'autre. Aidés par l'une des ombres (la grande, filiforme et fantastique), ils redécouvrent incrédules un geste de tendresse et d'affection : « ce geste élégant de la main sur l'épaule, que je renouvelle en pantomime dès que je me crois amoureux », nous dit Rizzo.

Enfin, le vieil homme s'allonge, terrassé. Il est enveloppé par les ombres d'un linceul sombre. Le soleil se couche sur la scène, comme un couvercle sur un cercueil. La musique s'interrompt. Noir.

JS