Chroniques

par bertrand bolognesi

Lost Highway Suite d’Olga Neuwirth

Festival d'Automne / Cité de la Musique, Paris
- 25 novembre 2008
© priska ketterer

Lors de la conférence inaugurale de sa présence au Louvre (6 novembre), Pierre Boulez évoquait, explorant diverses conceptions du fragment en musique, Karlheinz Stockhausen et les sept journées de Licht, vaste projet proche, d’une certaine manière, du Ring de Wagner, qui, quoique mené à terme en son écriture, demeure éternellement à découvrir puisqu’on ne conçoit pas de le jouer en son intégralité. À cette finitude paradoxalement fragmentaire de Licht imperceptible en entier répond l’inachèvement de Klang, cycle de vingt-quatre heures interrompu après que le compositeur ait terminé la vingt-et-unième.

La première partie du concert de l’ensemble allemand musikFabrik – qui, également dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, donnera le deuxième acte du jeudi de Licht sous la direction de Peter Rundel dans une réalisation scénique conçue par La Fura Dels Baus (Bobigny, les 13 et 14 décembre) – propose deux des heures de Klang. Marco Blaauw à la trompette donne Harmonien, la cinquième, qu’il a créée le 2 août dernier à Londres. Après un quart d’heure d’une tournerie sonore qui pourrait faire penser aux mouvements de caméra d’un Max Ophuls – sans vouloir prendre au pied de la lettre cet ancien mot de Boulez à propos de Stockhausen, « un compositeur baroque qui écrit des messes » –, Juditha Haeberlin (violon), Axel Porath (alto) et Dirk Wietheger (violoncelle) jouent la neuvième, Hoffnung, qui confirme l’envahissement du rituel dans l’œuvre tardive du compositeur, souvent au détriment de la pensée musicale et de l’inventivité.

Après l’entracte, nous retrouvons avec plaisir l’univers d’Olga Neuwirth à travers deux œuvres qu’une dizaine d’années séparent, placées sous la direction de Stefan Asbury. Tout d’abord Hooloomooloo, pour ensemble en trois groupes et sons numériques, composé en 1996-97. À partir du mi bémol abaissé d’ondes Martenot, la musicienne tisse la surface de la pièce, son propre support, pourrait-on dire, réagissant à une phrase de Frank Stella, auteur du médaillon de sol Hooloomooloo dont elle emprunte le titre : « Il me faut une surface qui me donne l’impression que cela vaut la peine de la peindre ; je dois donc la fabriquer moi-même ».

D’une vivacité un rien répétitive, l’œuvre développe des prémices d’attaques sur cette note omniprésente, puis va son chemin, sous une apparence générale en rupture, toujours extrêmement féconde. Très riche, avec des jeux sur les timbres et les masques qu’ils peuvent prendre, dans des dynamiques prégnantes, parfois à rebours, d’ailleurs, elle stimule l’écoute dans le danger de retours qui ne surviendront pas.

À l’automne 2003, à Graz, était créé l’opéra d’Olga Neuwirth, Lost Highway, sur un livret qu’elle conçut avec l’écrivain Elfriede Jelinek à partir du script de Barry Gifford et de David Lynch pour le film réalisé par ce dernier en 1997. Deux ans plus tard, la compositrice s’attelait à une Suite constituée d’extraits de cet opéra qu’elle reliait par des transitions nouvelles. Conçue pour ensemble et sons numériques, cette Lost Highway Suite suspend l’écoute dans un continuo électronique avant même l’installation des instrumentistes. Assez rapidement après que l’exécution ait effectivement commencée, ce matériau se nimbe d’une connotation psychédélique. Lorsque ce halo se tait, la nudité du trombone surprend. Peu à peu, les musiciens s’emploient à recréer l’impression première, de cette nouvelle genèse surgissant alors un vrombissement complexe, contrarié par la clarté des métallophones et des hésitations de la guitare électrique.

Faisant ensuite se croiser les relents d’un bal aux possibles souvenirs d’un cirque, Neuwirth use de nombreux effets d’effleurements, allant du souffle dans le goulot d’une canette au doigt qui adroitement fait le tour de la collerette d’un verre à pied, en passant par la désolation du poumon d’accordéon se dévidant. Dans le halo d’une polyphonie Renaissance, l’œuvre prend fin, ayant parcouru, comme le film de Lynch, une réalité sonore depuis plusieurs points d’écoute, jouant magistralement avec notre perception.

BB