Chroniques

par bertrand bolognesi

Liederabend Elīna Garanča
Malcolm Martineau, piano

œuvres de Brahms, Duparc et Rachmaninov
Opéra national de Paris / Palais Garnier
- 20 décembre 2015
Elīna Garanča chante Brahms, Duparc et Rachmaninov au Palais Garnier (Paris)
© harald hoffmann

C’est avec grand plaisir que l’on retrouve Elīna Garanča et l’excellent pianiste Malcolm Martineau qui, comme l’an dernier au Théâtre du Palais Royal, l’accompagne dans un Liederabend somptueusement mené [lire notre chronique du 23 juin 2014]. Toute la première partie est consacrée à la production brahmsienne, mêlant cycles et recueils au fil d’un parcours tourmenté, sombre, proprement romantique, d’une quarantaine de minutes – de fait, à la robe du mezzo-soprano une dentelle bistre tisse des arcanes inquiètes.

Dès Liebestreu Op.3 n°1, empruntant à Reinick, qui invite l’enfant à « noyer son chagrin dans la mer sans fond », la profondeur du timbre saisit l’écoute. À cette voix nul besoin de quelque temps de chauffe : elle est là, splendide, toute au service d’une évocation dramatique, et nous plonge au cœur du texte. Dans Liebe und Frühling Op.3 n°3 (Fallersleben) à l’intonation méandreuse, ce prodigieux noir d’encre fait grand effet, la fluidité presque enfantine de la ligne livrant une déclaration amoureuse sans pareille. En toute logique, la voix vient dès après caresser Geheimnis Op.71 n°3 où conduire une dynamique choisie dans la paix de sentiments abrités par la berceuse des arbres. La précision de la nuance et la richesse du matériau vocal ont désormais complètement capturé le public. Une ballade lorgnant vers Chopin introduit le poème de Sándor Petőfi, traduit du hongrois : les longues phrases de Wir wandelten Op.96 n°2 révèlent la souplesse et la plénitude de la voix. Comme les « minutes » d’un amour se poursuit la thématique : O liebliche Wangen Op.47 n°4 explore le galop du fougueux désir, Brahms détournant adroitement les clichés. L’inventivité d’Elīna Garanča ne s’y trompe pas et communique un élan irrésistible qui, après l’aigu flamboyant de la conclusion, provoque les applaudissements.

Déclaration, confiance, désir… voici la contemplation et le don de soi, jusqu’à la « rosée de larmes » de la Sapphische Ode Op.94 n°4, donnée dans une onctuosité indicible. L’amant veille, avec ce legato inépuisable de l’artiste : Ruhe Süßliebchen Op.33 n°9 (les doux vers de Tieck…) avance une intimité fragile. Après cette sorte d’ascèse d’O wüsst’ich doch Op.63 n°8, méditation dolente qui tourne le dos à un passé chéri, le dramatique Alte Liebe Op.72 n°1 continue la narration soigneusement construite du programme. Du coup, souvenir aussi que cet émoi adolescent de Mädchenlied Op.107 n°5 (Heyse) en Spinnrade que réinvente l’interprète. S’ensuit la « larme solitaire » de Die Mainacht Op.43 n°2, ici terrible d’expressivité – le grave de la voix creuse le dos de l’auditoire, pour ainsi dire, quand loin le ravit l’irrépressible veine lyrique. Rêve vain, amour déchu : la désolation d’Es träumte mir Op.57 n°3 habite les chromatismes du piano et les intervalles redoutables qu’y pose la voix. Le climat s’est gâté, bien sûr… Avec Lemcke, c’est de la course des nuages dans un ciel contraire qu’il est question : Verzagen Op.72 n°4 scelle passionnément l’abandon dont Garanča porte loin la métaphore. Von ewiger Liebe Op.43 n°1 demeure incontestablement l’une des plus belles pages de Johannes Brahms, avec sa partie de piano quasiment orchestrale, son grand souffle, l’ouverture inépuisable du récit. Il conclut magistralement.

Le lecteur l’aura compris : maîtres de qualités qu’ils ont grandes, les musiciens atteignent l’exceptionnelle perfection ! Après l’entracte, ils viennent conter une histoire tout aussi poignante, avec deux compositeurs, cette fois. Henri Duparc, pour commencer, dont ils ont choisi trois mélodies. Elīna Garanča, qui a délaissé la moire sombre pour une éclatante vêture bleu-nuit, s’exprime alors dans notre langue, comme on l’y apprécia ce printemps [lire notre chronique du 17 avril 2015]. De fait, Malcolm Martineau ménage une sonorité plus claire, convenant mieux au répertoire, quand sainement la voix reste immuable. Sur l’étrange prosodie de Duparc, les vers de Gautier atteignent sans encombre leur but, la cantatrice respectant scrupuleusement le style tout en propulsant Au pays où se fait la guerre vers le monodrame et par-dessus les nuages ! L’extrême lyrisme de cette version est un pur bonheur qui annonce un Werther d’anthologie, à la fin de janvier, à l’Opéra national de Paris. Après ce théâtre toutefois dûment circonscrit à l’exercice récitaliste, l’ivresse morbide de l’Extase de Lahor envoûte pernicieusement – « Mort exquise, mort parfumée »… Lecomte de Lisle, enfin, avec Phidylé : onctuosité, exemplaire intelligence du texte, travail sensible de la couleur, tout est là.

Huit pages de Sergueï Rachmaninov mènent plus loin encore.
L’engagement de Garanča dans le désarroi de la rupture appelle les brava ! Après О, нет, молю, не уходи (Oh je t’en supplie, ne pars pas ! Op.4 n°1), fort tchaïkovskien, survient Полюбила я на печаль свою (La femme du soldat Op.8 n°4) et sa bouleversante vocalité qui, peu à peu, s’éloigne dans un gel résigné. Voix fleuve et suave, le mezzo-soprano livre une prière de protection amoureuse infiniment nuancée avec Сумерки (Crépuscule Op.21 n°3), puis la joie hugolienne éperdue des cordiaux « ramez, dormez, aimez ! » d’Они отвечали (Comment, disaient-ils ? Op.21 n°4), superbe. L’enthousiasme de la salle est à son comble : tout cérémonial brisé l’on applaudit chaque mélodie – aimer n’est pas respecter, n’est-ce pas ? La gravité du credo sentimental Я жду тебя (Je t’attends Op.14 n°1) saisit comme une conjuration. L’expressivité déborde. L’hypnotique motif obstiné du piano engage le mythique Сирень, ces Lilas si chers à Rachmaninov : d’abord délicat, le chant bientôt gâte l’espoir, avec le prenant « В жизни счастье одно… » [lire notre critique du film éponyme de Pavel Lounguine]. La nuit ne saurait être que triste, en effet – Ночь печальна Op.26 n°12. Elīna Garanča et Malcolm Martineau font venir les larmes. « Путь далек, глухая степь безмолвна » : la route est longue, la steppe sauvage est silencieuse – on s’y croirait, et personne n’ose applaudir. Le mot de la fin revient au fameux Не пой, красавица, при мне (Ne chante plus pour moi Op.4 n°4), si vocal, dont la clé de voûte de la troisième strophe, nostalgique en diable, donne le frisson.

Trois bis remercient la fête ô combien méritée qui salue les artistes. Après un tel récital, il est absolument certain qu’encore demain brillera le soleil – le paisible étirement de Morgen (Richard Strauss, quatrième Lied de l’opus 27) en bénit l’augure.

BB