Chroniques

par laurent bergnach

Les villes tentaculaires
spectacle de Nicolas Mispelaere

Futur en Seine / Centre Wallonie-Bruxelles, Paris
- 10 juin 2016
Les villes tentaculaires, spectacle audio-visuelle et poétique
© leslie artamonow

Né dans les brumes de Flandres, au bord de l’Escaut, Émile Verhaeren (1855-1916) grandit au milieu des « marins pauvres mais obstinés » dans une famille aisée où l’on parle français. À fréquenter écrivains et artistes d’avant-garde à Bruxelles, il abandonne vite le droit pour la littérature. Son premier recueil, Les Flamandes (1883), fait scandale – lisons, par exemple, Les paysans où des êtres « noirs, grossiers, bestiaux » vont à la kermesse « chercher femelle », dans une odeur d’urine et de vomi… Symbolisme et anarchisme séduisent Verhaeren qui pratique le vers libre et s’implique socialement – au début de la Première Guerre mondiale, là aussi, avec des textes pacifiques. Dans Le monde d’hier (1944), Zweig décrit un poète libre et heureux, « gêné par aucune entrave, égaré par aucune vanité ».

Formant diptyque avec Les campagnes hallucinées (1893), Les villes tentaculaires (1895) offre la vision d’un urbanisme envahissant et étouffant : « la plaine est morne et morte – et la ville la mange ». Certes, la cité resplendit d’abord de son éclat passé comme de tous les possibles, mais l’euphorie est brève puisqu’apparaissent vite les signes de la décadence. La mort est là, à chaque coin de rue, même si l’espoir n’est pas sa proie.

Mis en scène par Jean-Michel Van den Eeyden, ce spectacle nous plonge au cœur d’une expérience singulière. Concepteur du projet et comédien rompu à la déclamation, Nicolas Mispelaere s’approprie des vers âpres dont il casse la musicalité, d’autant que la musique est doublement présente. Prenant la place d’un chœur antique qui domine le narrateur, un quatuor à cordes affirme l’emprise de la ville sur ce dernier, composé de Margaret Hermant, Benoît Leseure (violon), Jean-François Durdu (alto) et Marine Horbaczewski (violoncelle). Livrant un motif répétitif, une page nostalgique ou un morceau de cabaret tsigane, les artistes peuvent être aussi automates muets ou bouches susurrantes. Quant à lui, Ludo Romain a conçu une musique électronique attachée à la brutalité de la ville (usines, night-clubs, etc.).

Dans une lettre de 1979, évoquant ses poèmes, Henri Michaux écrit : « une voix intérieure les dit et fortement. Qui ne l’entend pas ne l’entendra jamais, quel que soit le moyen employé ». Et de citer Pierre Boulez qui s’est aperçu, un peu tard, qu’une composition musicale n’ajoutait rien, ne traduisait pas mieux Poésie pour pouvoir. Ici la musique ne se veut pas vêtement des mots nus de Verhaeren, ni créateur d’ambiance mais un partenaire en soi. Elle y parvient, le plus souvent.

Comme les sons, les images sont omniprésentes, générées par le collectif Dirty Monitor. Grâce à la technique du mapping vidéo (également appelé fresque lumineuse), une vingtaine de cubes et parallélépipèdes évoquant le relief urbain accueillent des projections ciblées. C’est là que réside la magie du spectacle, car lorsque la neige tombe, elle s’amasse au gré du hasard, rare ici, copieuse là. De même, lorsque le feu dévore le haut de l’écran principal, c’est lentement qu’il gagne la rampe, laissant derrière lui des tourbillons de cendres. Saluons cette production de L’Ancre, théâtre de Charleroi qui ose et gagne le pari du spectacle de poésie.

LB