Chroniques

par bertrand bolognesi

Les rois
opéra de Philippe Fénelon

Opéra national de Bordeaux
- 1er juin 2004
Éric Martin-Bonnet et Jeanne-Michèle Charbonnet dans Les rois de Fénelon
© frédéric desmesure

Il y a quelques semaines, nous avons publié un entretient avec Philippe Fénelon à propos de la création de son opéra Les Rois à Bordeaux. Nous ne reviendrons donc pas sur une présentation de l’œuvre que vous pourrez y trouver [lire notre Dossier]. Pour mémoire, le livret est adapté par le compositeur d’une pièce de Julio Cortázar, Los Reyes. Petit rappel mythologique : Pasiphaé, épouse du roi Minos, connut l’amour d’un taureau blanc duquel elle mit au monde Minotaure, mi-homme mi-bête. Le roi capture le monstre qu’il enferme dans un labyrinthe. Il lui sacrifie cycliquement des jeunes gens.

Avec Cortázar, Fénelon et Kokkos pour la réalisation scénique, la créature fascine et fait rêver : Ariane qui le plaint, l’aime et trouve le stratagème du fil non pas pour Thésée mais pour Minotaure qui pourra enfin sortir du labyrinthe, Thésée qui vient pour le tuer, le libérer de sa captivité, et le séduit pour ne pas lutter contre sa force, comme s’il séduisait Ariane (et l’on ne peut s’empêcher de songer qu’il laissera bientôt Ariane pour Phèdre), Pasiphaé dont le fantôme vient clamer le désir du taureau éternellement insatisfait ; enfin, Minos lui-même, personnage d’une ambiguïté manifeste qui s’enferme en son pouvoir en enfermant Minotaure, caresse la passion d’Ariane pour son frère en caressant Ariane, jouit en regardant sa propre peur rétroactive du désir de Pasiphaé pour la bête à travers sa domination de Minotaure et la terreur de son peuple et des sacrifiés.

Quant à lui, Minotaure n’est que douceur : il ne fera aucun mal aux victimes qu’on lui livre ; il leur enseigne l’amour et l’art de vivre dans le labyrinthe, au point de s’en faire aimer véritablement, et non pas désirer.

En fosse, le jeune Thomas Rösner dirige avec grande précision l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine dans cette partition foisonnante qui oppose certains passages quasiment chambristes et volontiers lyriques (le trait de violoncelle de la première scène, par exemple, ou encore les mélismes du hautbois à l’Acte III) à des ensembles musclés, offrant des possibilités de couleurs d’une grande richesse. Le chef tient parfaitement son monde, mais sa lecture ne profite pas assez du potentiel de l’œuvre. Les contrastes sont systématiquement soulignés, avec un recours pas toujours éclairé aux interventions de percussion.

Yannis Kokkos signe une mise en scène sensible, bien qu’usant de motifs personnels qui pourraient bien commencer à ressembler à des recettes (disposition de l’espace scénique, jeu de miroir, plastique de la danse, etc.). Sur scène, le premier personnage qui apparaît est le peuple : le Chœur de l’Opéra national de Bordeaux, préparé par Jacques Blanc, est relativement efficace, avant tout en ce qui concerne l’occupation de l’espace sonore. En revanche, il vaut mieux n’être pas trop regardant sur l’exactitude de certains intervalles. C’est dommage, car l’écriture chorale est plutôt flatteuse. Cependant, six voix qui interviennent depuis une baignoire offrent un travail des plus soignés.

Survient Pasiphaé, annoncée par des cloches à nu, dans une lumière rouge chère à Kokkos – elle rappelle celle de sa Phaedra (Britten) à Nancy [lire notre chronique du 2 mai 2003]. Se jouant d’une écriture ô combien périlleuse en virevoltant dans l’évidence d’aigus fulgurants, Aline Kutan est une géniale « vache luisante »hystérique. L’entrée de Minos est saisissante : précédé et protégé par ses sbires chapeautés, il avance en hésitant, comme épuisé par quelque excessive malacie du pouvoir, quoi que sans doute toujours prêts aux plaisirs les plus malsains. Il commence par s’exprimer à demi-mots, dos au public, a cappella, calmement, languissamment, puis se retourne, livrant un crescendo qui installe la présence vocale. Usant de graves qui sonnent comme rarement, d’aigus cuivrés d’une fiabilité exemplaire, et d’une diction toujours parfaitement intelligible, Éric Martin-Bonnet se révèle excellent comédien : sa relation avec Ariane est pleine de sous-entendu, la douceur de son sourire se fait danger permanent, délicieusement effrayant et pervers en toute candeur. Son monologue l’anime d’une mobilité vive et féline.

Jeanne-Michèle Charbonnet est une Ariane sonore, très projetée, qui cependant accuse un vibrato parfois instable. Dissimulé parmi le groupe des sept vierges et sept garçons qu’on mène au labyrinthe, Thésée fait une entrée que la mise en scène veut énigme. Avec son écriture truffée d’ornements, exubérante déclamation qui s’enfle jusqu’au chant le plus vaillant, le rôle fait entendre Gilles Ragon en pleine forme, usant d’une appréciable homogénéité de la couleur sur toute la tessiture. Il joue mieux que nature ce côté à la fois fascinant et insupportable des jeunes têtes brûlées. Le duo avec Ariane est joliment équilibré. Dédale est incarné par un danseur qui entre en tournoyant au point de pousser les murs, sur un grand solo de piano relativement aride. Nydia, Richild Springer signe la chorégraphie.

Enfin, Minotaure survient au troisième acte
D’abord prostré, il se déplace en bondissant lourdement, comme un taureau. Pas de représentation outrée : mise à part une bosse discrète sur l’atlas, l’évocation de l’animalité du personnage n’use d’aucun artifice, repose sur la démarche, une certaine manière de se positionner, la fixité du regard et la judicieuse mise en valeur d’une impressionnante masse musculaire. Lorsque Thésée l’abat, il s’effondre sur le côté, comme un taureau ; au tueur d’emporter cape rouge (muleta) ! Le barytonStephen Salters offre au rôle un timbre chaleureux, volontiers sensuel, mais une émission qui n’est pas toujours égale. L’œuvre de Philippe Fénelon requière des chanteurs particulièrement endurants – un trait commun avec sa Salammbô – : ce personnage présente un îlot plus calme et nuancé dans un chant presque systématiquement forte (le rôle de Minos amorçait lui aussi un peu de douceur).

Pour conclure, cette création des Rois est une réussite que nous devons avant tout au compositeur lui-même, puis au métier de Kokkos, à des choix intelligents de distribution, à l’engagement passionné et sincère de chanteurs en pleine possession de leurs moyens.

BB