Chroniques

par bertrand bolognesi

Les musiciens de la Grande Guerre
concert-lecture de Michel Didym

Je t’aime… Ich auch nicht / Arsenal, Metz
- 8 novembre 2014
Arras, 1919 : le peintre étatsunien John Singer Sargent peint les asphyxiés
© imperial war museum (londres) | john singer sargent – gassed, 1919

Après une ouverture fort intéressante [lire notre chronique de la veille], la sixième édition de l’événement messin se poursuit avec Les musiciens de la Grande Guerre, concert-lecture proposé par l’Arsenal en collaboration avec le Centre dramatique national Nancy-Lorraine (Théâtre de la Manufacture), dans le cadre des festivals Je t’aime… Ich auch nicht et Neue Stücke (semaine de la dramaturgie allemande, en partenariat avec le Goethe Institut, l’École franco-allemande et Sciences Po’). Prenons place dans le Studio du Gouverneur pour cinq quarts d’heure consacrés à cette nouvelle expérience en ces lieux : lier textes et musique, instrumentistes et comédien.

L’altiste Vincent Roth et le pianiste Sébastien Beck, accompagnés d’un tourneur de pages, font leur entrée sur la petite scène ; bref arrêt sur image, front au public, visages graves, lumière crue, avec Michel Didym, directeur de l’institution nancéienne précitée, qui dira quelques extraits de Ceux de 14 de Maurice Genevoix (1915-49), d’In Stahlgewittern d’Ernst Jünger (Orages d’acier, 1920) et des Poèmes à Lou de Guillaume Apollinaire (1914-16). Le programme musical reprend en partie le contenu d’un disque tout récemment paru chez Hortus, Les altistes engagés, qui constitue le septième volume de la collection Les musiciens et la Grande Guerre [lire notre critique du tome II, Au carrefour de la modernité]. Comme dans l’enregistrement, Sébastien Beck joue le piano Érard 1879 (restauré l’an dernier) de Gabriel Pierné, offert à la Ville de Metz par la famille du compositeur il y dix ans et actuellement conservé au CRR de la cité lorraine.

Ainsi les artistes donneront-ils à entendre trois opus conçus au cœur de la tourmente ou juste à sa sortie – « à entendre », vraiment ?... Justement, non. Alterner musique et texte aurait permis de goûter pleinement l’une et l’autre, de peut-être méditer les mots avec les sons et inversement. Encore un « mordant » de la musique sur une fin de poème ou des premiers pas d’un récit de guerre sur une fin de mouvement pouvait être envisagé, selon un tuilage avantageux. Rien n’y fait : le récitant parle sans cesse. Bien que sonorisé, il s’égare à vociférer à qui mieux mieux, bataillant vigoureusement avec un rendu des partitions qui, du coup, ne passe plus la rampe.

Encore tairait-on ce désagrément, certes de taille, n’était la nonchalance mondaine qui promène le dire dans les descriptions ô combien noires choisies pour l’occasion. On note tout d’abord que la distance prise avec la réalité évoquée se marie assez idéalement avec certaine danse quasiment goguenarde de la Sonate Op.11 n°4 de Paul Hindemith (1919). Mais le choc ne dure pas, tant l’association s’apparente à un bavardage désinvesti. Outre de maladroitement « boulocher » un texte vraisemblablement trop peu fréquenté en amont, Michel Didym se love confortablement dans l’artifice, convoquant des téléphonages « théâtreux » qui paraissent peu dignes d’un artiste de cette trempe. Le résultat le plus cuisant demeure ce curieux sentiment que, du front, Apollinaire mentirait à la belle et inaccessible Lou ! À singer si sottement un lyrisme de pacotille, l’homme qui nous est montré n’est ni amoureux ni poète, tout juste un petit employé flagorneur qui trompe sa femme aussitôt prononcé l’improbable « ô mon Lou ». Des mots tels « fadeur dure, indifférence desséchée » nécessitent-ils qu’on les joue ? Sans doute le plus dur est-il de ne rien faire et d’être là, simplement.

À la clarté un rien belliqueuse de l’œuvre du Rhénan suit la redoutable partie de piano de la Légende du Lorrain Florent Schmitt (1918), dont l’inspiration dépasse fort heureusement l’incongruité du récitant. Dans une attaque un rien feutrée, la Sonate Op.53 de Charles Koechlin embrasse une inflexion tendre. Glaçant, l’ostinato campanaire de l’Andante ; passionnante, l’urgence du Final. Ce moment n’en restera pas moins un fort mauvais souvenir, et si les musiciens ne sont pas à mettre en cause dans leur art, qu’il soit permis d’oser rappeler ici la responsabilité de chacun à s’associer ou non aux bonnes personnes, par-delà renommée ou absence de renommée.

BB