Chroniques

par bertrand bolognesi

Le sacre du printemps (version pour deux pianos)
musique d’Igor Stravinsky – film de Franck Saint-Cast

Opéra de Rouen Haute-Normandie / Théâtre des arts
- 29 mai 2013
centenaire du Sacre du printemps à Rouen, un film de Franck Saint-Cast
© dr

Données dans leur version pour piano, piano à quatre mains ou deux pianos, de nombreuses pages orchestrales livrent à l’écoute des trésors d’architecture, à travers une articulation essentielle alors mise sur le devant de la scène dans l’économie ainsi faite des atours de l’orchestration et de ses riches alliages. Encore l’exercice nécessite-t-il une approche infiniment sensible de la part des musiciens qui, du coup, ont aussi à rendre compte d’un désir d’écriture pour grand effectif intrinsèque à la « réduction » abordée.

Le 29 mai 1913 eut lieu le fameux scandale du Sacre du printemps, lors de sa création par les Ballets Russes au Théâtre des Champs-Élysées, tout juste inauguré. Un an plus tôt, jour pour jour, le danseur et chorégraphe russe Vaslav Nijinski, signataire de la chorégraphie, avait déjà choqué le public parisien : c’était au Théâtre du Châtelet et la chose s’appelait Prélude à l’après-midi d’un faune. Le programme de cette soirée rouennaise affiche donc une cohérence exemplaire, l’un et l’autre de ces ballets encadrant ici une exécution des Nocturnes composés par Debussy pour l’avènement du nouveau siècle. Encore aurait-on pu imaginer d’en systématiser la thématique en convoquant une page qui appartînt également au domaine de la danse et choqua son premier public – Jeux s’y inscrirait sans doute avec bonheur (créé avenue Montaigne le 15 mai 1913), ou encore Parade de Satie (première au Châtelet, le 18 mai 1917) –, mais ce n’est pas la démarche adoptée par le duo Ursula von Lerber et Christian Erbslöh.

On est d’emblée surpris par la respiration proprement flûtistique de la mélodie du faune, qui laisse oublier le piano. L’interprétation ménage délicatement les rendus timbriques dans une moire subtilement tressée, sur une dynamique précieuse mais jamais maniérée. Un aigu incroyablement velouté se laisse goûter, la précisions des frappes magnifiant bientôt tout un artifice de couleurs d’une sensualité inattendue en noir et en blanc.

Une pédalisation savamment dosée invite un lyrisme contenu dans Nuages, le premier des trois Nocturnes, conclu dans le grand suspens de son extinction finale. À remplacer les harpes les pianistes parviennent aisément, mais il en va autrement d’un pupitre de cuivres, par exemple ; aussi inventent-ils une joute prioritairement pianistique aux Fêtes, dans un flamboyant un rien exsangue. La danse frémit dans chaque trait, jusqu’au jouissif accelerando. Une touffeur apaisée clôt le mouvement. Si les pianos rendent parfaitement compte de l’instabilité harmonique de Sirènes, énigmatique et fascinante, avouons qu’ils ont bien du mal à chanter l’épisode, à le faire « décoller ».

Après un court entracte, le vif du sujet : l’exécution du Sacre du printemps d’Igor Stravinsky sur le film de Franck Saint-Cast. Très investi dans la vie culturelle de Rouen, le cinéaste s’est activement penché sur un sujet quelque peu douloureux : l’abandon (pour raison de sécurité), la réhabilitation envisagée un temps, puis la destruction du Palais des congrès, enfin la construction de l’actuel Espace Monet, sur l’emplacement de l’ancien bâtiment. Si le téléspectateur put découvrir J’étais Palais à l’automne dernier (France 3 Haute-Normandie), le nouvel édifice s’ornait l’été dernier d’une projection sur écran géant de ce Sacre du printemps aujourd’hui repris au Théâtre des arts [vous pouvez consulter ce « témoin » du projet].

Saluons la fraîcheur toute printanière de la blancheur presque aveuglante qui ensoleille la pierre sacrée, le montage pour ainsi dire « chorégraphié » de plans pris sur le chantier, juste à côté de Notre-Dame de Rouen qui inspirait autrefois la « mesure du temps » par Claude Monet. La caméra nous plonge dans une édification en musique. Les pianos sont également présents sur la toile, montés sur une dalle, ce qui occasionne des reflets étonnants où les architectures se confrontent. Quelque chose de tribale sourd du travail humain, dans la coulure des mortiers, mais encore de mystérieux dans la texture des matériaux, le déchainement des éléments (pluie et boue dans les fondations), l’inventaire des outils et la fureur des grues, pillons et bétonnières. C’est saisir adroitement l’œil que de montrer les pianos à côté d’un pignon d’escalier à installer, puis les uns et les autres suspendus dans les airs, devant le sanctuaire.

Ursula von Lerber et Christian Erbslöh livrent une interprétation contrastée sans n’être jamais brutale, dont l’enthousiasme rythmique conduit énergiquement la projection. Pour finir, quelques voix s’élèvent : gageons que ces minces protestations ne soient qu’hommage rendu en écho aux crieurs de 1913 !

BB