Chroniques

par gilles charlassier

le rêve américain de l’Ensemble Intercontemporain
les pionniers Ives, Cowell, Perle, Cage et Crumb

Cité de la musique, Paris
- 1er mars 2011
Le compositeur américain George Perle photographié par Sara Krulwich
© sara krulwich

Dans le cadre du cycle Le rêve américain présenté à la Cité de la musique du 16 février au 2 mars, huit solistes de l’Ensemble Intercontemporain sont réunis ce soir dans l’Amphithéâtre pour un programme de musique de chambre intitulé Pionniers américains.

La soirée s’ouvre avec le Quintette à vent n°1 de George Perle [photo], pour flûte, hautbois, clarinette en la, basson et cor en fa, daté de 1967. Perle était un théoricien de la musique qui a développé la notion de tonalité à douze sons, en écho à la série dodécaphonique de la Seconde École de Vienne sous la férule de Schönberg. À l’inverse du rigorisme européen, le système développé par l’universitaire américain ne renonce pas à une hiérarchisation des notes et des intervalles. Dans la composition jouée ce soir, le premier mouvement, Moderato, met en évidence des changements de registre. Les couleurs instrumentales ainsi assemblées prennent parfois des couleurs presque élégiaques, sans toutefois se départir d’un certain humour. Les colorations harmoniques ne renoncent pas aux enseignements de l’école française dans le mouvement lent central tandis que le final, désigné par un anonyme [sans titre] à l’instar de ses prédécesseurs, se montre vif et volubile.

Écrite en 1938, Music for Wind Instruments (en trois mouvements) est l’une des premières œuvres de John Cage. Au Trio pour flûte, clarinette en si bémol et basson succède un Duo pour hautbois et cor plus lent. Le Quintet final réunit l’ensemble de la formation dans un tempo à nouveau leste. Le statisme harmonique de la partition, se moquant de la tradition du développement et de l’héritage de la forme sonate, apparaît comme un premier pas du jeune Cage vers les expérimentations et les provocations qui assiéront sa postérité.

Les lumières se font tamisées, dans des tons bleutés aux accents intimistes, pour accueillir les quatre pupitres requis par Eleven Echoes of Autumn de George Crumb – flûte, clarinette en si bémol, violon et piano –, composé en 1966. La discrète scénographie se révèle idéale pour sertir l’émotion particulière qui exsude de la partition. Onze pièces – « onze échos » – s’enchaînent sans interruption : FantasticoLanguidamente, quasi lontanoPrestissimoCon bravuraCadenza I pour flûte alto – Cadenza II pour violon – Cadenza III pour clarinette – Feroce, violentoSerenamenteSenza misuraAdagio. Le motif de glas augural est repris dans les échos successifs, donnant à l’œuvre une unité thématique et dramatique disséminée dans les diverses transgressions de l’usage idiomatique de l’instrument. On frappe sur les cordes du piano avec des baguettes de timbales, la flûte est plongée dans la caisse de résonnance du clavier. Mais ces détournements n’ont rien de gratuit. La phrase de Federico García Lorca « y los arcos rotos donde sufre el tiempo » (« et les arcs brisés où le temps souffre »), chuchotée tour à tour par chacun des interprètes, suggère une intention expressive esquissée par le funèbre signal fédérateur. Le murmure sur l’embouchure de la flûte ou de la clarinette crée des notes fantômes. Cette musique faite d’ici et d’ailleurs, où l’instrument parle la langue d’un autre, où les notes se font mots, recèle une puissance évocatrice rare et bouleversante. Ainsi nimbées, les ombres de la musique et de la poésie se faufilent dans cette harmonie éclatée. Les quatre interprètes de ce soir – Sophie Cherrier (flûte), Jérôme Comte (clarinette), Hideki Nagano (piano) et Jeanne-Marie Conquer (violon) – rendent justice à cette page indélébile.

Après l’entracte, on remonte de quelques décennies pour aller à la rencontre d’Henry Cowell que déjà nous avions croisé au récital donné par Wilhem Latchoumia à l’Opéra Comique [lire notre chronique du 29 janvier dernier]. Connu pour être l’inventeur du cluster, masse de sons joués avec la paume de la main, voire avec les avant-bras, le compositeur montre dans les trois pièces brèves interprétées par Hideki Nagano un aperçu des expérimentations qu’il a menées sur le jeu pianistique. The Banshee, écrit en 1925, est joué entièrement à l’intérieur du piano : les cordes y sont grattées, frottées… Dans The Tides of Manaunaun, composé en 1912, les clusters à la basse sont amplifiés par la pédale et donnent une impression croissante d’écrasement, tandis que la main droite esquisse des bribes mélodiques qui finiront par avoir raison du rugissement de la main gauche. Vingt-six ans plus tard, Tiger étend l’usage du cluster jusqu’aux avant-bras. L’écriture s’éloigne cependant de la fascination postromantique pour la masse sonore. Ces trois œuvrettes dessinent en quelques traits une émotion identifiable.

Il revient au Trio pour violon, violoncelle et piano de Charles Ives de clore la soirée. C’est l’ouvrage le plus développé – vingt-trois minutes. Un Moderato fait place à un Presto noté Tsiaj [This Scherzo Is A Joke] qui est une suite de citations de rengaines populaires et de chansons estudiantines. La volubilité virtuose d’un discours aux allures potaches se rit d’elle-même, tenant parfois l’auditeur européen du vingt-et-unième siècle à l’écart d’un univers référentiel qui peut lui échapper. On devine la parodie sans toujours en apprécier les cépages. Le Moderato con moto final renoue avec la convention romantique incarnée (entre autres) par Brahms.

GC