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Chroniques
Le nozze di Figaro | Les noces de Figaro
opéra de Wolfgang Amadeus Mozart
En ces temps où l’anxiété crée une aura sinistre sur notre société et son domaine culturel, il serait dommage de bouder son plaisir, lorsqu’après plus de dix ans est donnée à revoir une production amoureuse et sensuelle du plus pur joyau : Les Noces de Figaro de Mozart. Créée en avant-première, en mars 1973, à l’Opéra Royal de Versailles, puis en avril de la même année à l’Opéra Garnier, cette mise en scène de Giorgio Strehler avait disparu en 2003, après une carrière de vingt ans, entrant dans la légende. Alors qu’on fête le centenaire de la naissance de Rolf Liebermann qui en fut l’initiateur à son arrivée à la tête de l’Opéra national de Paris, Nicolas Joël n’aurait pu lui rendre plus bel hommage qu’en donnant au public l’occasion de revoir ce merveilleux travail où la magie du théâtre vient servir la musique sublime que Mozart nous a léguée.
Bien sûr, tous ceux qui, entre 1973 et 2003, ont eu la chance de voir cette production, ne pourront s’empêcher de faire des comparaisons. Est-ce bien utile ? Certes, le cadre de Bastille n’est pas un écrin précieux. Mais il offre la possibilité à un public plus nombreux de goûter les merveilles conçues comme l’écrin véritable de cet opéra unique. Strehler lui-même ne se revendiquait-il pas d’un théâtre populaire ? Surdimensionnés, les décors paraissent moins intimes, mais l’intimité n’est-elle pas au fond de nos cœurs ? Les voix ne sont plus les mêmes, et il est fort probable que retrouver une distribution aussi splendide et ineffable que celle connue au début de ce spectacle soit une gageure. Toutefois, lorsqu’on est sensible à la beauté, le travail de Strehler fait toujours rêver autant. Si par instant sa direction d’acteurs vient à manquer, l’enchantement est bien au rendez-vous.
Les décors d’Ezio Frigerio offrent à l’imaginaire des personnages évoluant dans un monde à l’onirisme intériorisé. Les costumes élégants qu’ils signent avec Franca Squarciapino reflètent la beauté intérieure d’êtres en quête d’amour et de liberté. Les éclairages de Vinicio Cheli sont d’une poésie raffinée, particulièrement à l’Acte II où la lumière moirée et douce de la chambre de la Comtesse évoque cette infinie mélancolie du temps qui passe.
Idéale et homogène, la distribution s’avère riche en heureuses surprises. Elle est éclatante pour certains rôles et toujours méritante. Avec, tout d’abord, la Suzanne piquante et séduisante, au timbre fruité d’Ekaterina Syurina et la Comtesse sensible, au legato délicat et au timbre lumineux, de Barbara Frittoli. Si le Figaro de Luca Pisaroni est parfois un peu gauche et pas assez charmeur, il ne manque pas de panache, d’humour et de virilité. L’élégante présence scénique et le timbre noble de Ludovic Tézier font ressentir les failles et les grandeurs de ce Comte qui voudrait tant être un moderne mais ne peut échapper à ce que l’on a fait de lui : un homme bien né. Quant au Chérubin de Karine Deshayes, c’est un véritable garçon manqué. Si la voix est superbe, le timbre de tragédienne n’offre guère à ce rôle juvénile toute la sensualité qu’on aimerait y percevoir.
L’ensemble des autres rôles est parfaitement en osmose, sans le moindre impair. De la gracieuse et impertinente Barbarina de Maria Virginia Savastano à la Marcellina, amante jalouse et mère de caractère, d’Ann Murray en passant par le Bartolo superbe de Robert Llyod, tout est bonheur d’interprétation.
Dans la fosse, les musiciens de l’Orchestre maison font chatoyer les couleurs et les nuances sous la direction attentive, à la sensuelle rondeur, de Philippe Jordan qui, d’une élégance et d’une densité rares, fait vibrer les passions humaines.
Oui, à quoi bon bouder son plaisir ?
N’hésitez pas un seul instant à répondre à cette invitation que Giorgio Strehler adressait il y a bientôt quarante-ans : la production n’a pas pris une ride ; atemporelle elle s’est juste transformée, se laissant porter par le flot du temps, laissant savourer aujourd’hui encore le chef-d’œuvre de Mozart.
MP