Chroniques

par bertrand bolognesi

Le Concert de la Loge Olympique intimidé
violer le dictionnaire et bafouer l’Histoire

CNOSF / Maison du sport français, Paris
- 10 février 2016
colosse de marbre du Foro Italico, Rome (1932), photographié ar Luca Collaguidi
© luca collaguidi, 2011 | stadio dei marmi, rome (1932)

En 1580, le génial padouan Palladio, auquel la Renaissance dut tant de villas et d’églises, dressait avant de s’éteindre, dix printemps après les Quattro libri dell'architettura publiés à Venise, le plan d’un somptueux théâtre que lui commandait l’Accademia Olimpica de Vicence. Créée en 1555, cette docte assemblée, dont le fameux architecte était membre, s’illustrait dans tous les arts et humanités : besoin s’était vite signalé de construire, en sus de sa bibliothèque, un hémicycle qui pût aussi bien accueillir la comédie que ce qu’aujourd’hui l’on appellerait colloques.

Toujours en activité à l’heure actuelle, l’Accademia Olimpica existe depuis trois cent trente-neuf ans lorsque Pierre de Coubertin initie le Comité Olympique Français afin d’entraîner nos athlètes à concourir lors des jeux qu’il vient de ressusciter. Ne l’oublions pas : les JO prennent leur source quelques huit siècles avant J.-C. ! Rappelons au passage que dans la Grèce d’alors, ils avaient un caractère sacré, au même titre que tragédie, poésie (chant, donc), danse et musique – gageons que nos académiciens de Vénétie s’étaient donné pour mission d’honorer ces disciplines… En février 1972, après bien des atermoiements, nos entrepreneurs du sport engendrent le Comité National Olympique et Sportif Français (CNOSF).

Durant la tourmente révolutionnaire des deux dernières décennies du XVIIIe Siècle, le comte d’Ogny (Claude Rigoley), violoncelliste et franc-maçon, constituait sa société de concert avec la complicité de Charles Marin de La Haye des Fosses, ancien Fermier général du roi – cette fonction venait d’être réformée par le nouveau et redoutablement zélé Directeur général du Trésor royal, Jacques Necker. Ils l’appellent Le Concert de la Loge Olympique ; le Chevalier de Saint-George, leur ami compositeur venu de Guadeloupe, en est le chef. C’est précisément dans cette période de l’Histoire, en mai 1791 exactement, que la loi française se penche sur brevets et patentes afin de protéger la propriété de nos inventeurs : de là nous vient l’Institut national de la propriété industrielle (INPI), établi sous cette dénomination depuis 1951.

En décembre 2014, c’est à l’INPI, au chapitre de la protection intellectuelle, que le violoniste Julien Chauvin dépose le nom de son nouvel ensemble instrumental, spécialisé dans le riche répertoire intermédiaire fin-de-siècle : Le Concert de la Loge Olympique – nous avions alors salué cette naissance, à l’occasion de son premier concert parisien, le 14 janvier 2015 [lire notre chronique].

Le 11 février 2016, plus de quatre siècles et demi ont passé depuis la création de l’Accademia Olimpica de Vicence. C’est cependant la date limite choisie par l’avocat du CNOSF dans l’énergique mise en demeure adressée à ce jeune orchestre de renoncer purement et simplement à son nom, arguant que les aspects pécuniaires (mécénats) de l’activité dudit orchestre s’avèreraient « de nature à créer une confusion préjudiciable avec les partenaires du mouvement olympique » – au passage, il se montre d’ailleurs fort imprécisément renseigné sur la réalité de ces mécénats.

Après avoir tenté une médiation où fut avancé le caractère artistique de l’initiative, Julien Chauvin se trouve face à un mur infranchissable : le légendaire fair-play sportif menace d’un procès tant coûteux qu’incertain dans lequel il ne souhaite évidemment pas se lancer. Qui serait assez sot pour imaginer qu’un musicien espère surfer sur la notoriété des JO ? La démarche de celui-ci est tout autre : comme le souligne un rien lourdement le début de cet article, il s’agit de musique et d’Histoire. Le projet explore un phénomène qui s’est bel et bien appelé Le Concert de la Loge Olympique : cet orchestre a existé, il s’est dûment produit sous ce nom, il a commandé neuf symphonies à Joseph Haydn et des opus à Luigi Cherubini et Antonio Salieri, entre autres. Il y a là un terreau musical extraordinaire qu’en artiste passionné et honnête chercheur Chauvin veut révéler au public. Outre les concerts, l’association actuelle à porter ce nom prépare une publication sur son ancêtre, nourrie d’une pertinente investigation musicologique.

Par-delà son origine même et les diverses acceptions qu’à travers le temps on lui put faire prendre, le CNOSF s’octroie abusivement le mot « olympique ». Les jeux ainsi désignés commencèrent dans l’Antiquité. L’Accademia Olimpica de Vicence naquit au XVIe Siècle. Le Concert de la Loge Olympique vit le jour une centaine d’années avant que la brise des stades décoiffât les bacantes du baron Coubertin. Si désormais Mme Fleur Pellerin, ministre de la Culture et de la Communication, est prévenue des revendications grotesques du sport français faisant outrageusement pression sur l’entreprise culturelle, si aujourd’hui l’Académie française s’indigne à juste titre qu’en sus de bafouer l’Histoire le CNOSF viole le dictionnaire, le site internet du Concert de la Loge Olympique sera bel et bien déconnecté ce soir : Julien Chauvin a retiré le nom de son orchestre de l’INPI. Il ne s’agit pas de déposer les armes, car d’armes il ne manie pas mais, prudent, il cède à l’intimidation du plus fort.

Sans évoquer l’immanquable préjudice qu’à l’orchestre ce belliqueux caprice occasionne, est-il naïf d’espérer qu’une dérogation émanant de quelque instance supérieure vienne dispenser Le Concert de la Loge Olympique de changer définitivement de nom ? Serait-il déraisonnable de croire en la musique, en la culture – en la concorde, enfin ? Ne perdons pas confiance…

BB