Chroniques

par bertrand bolognesi

Lawrence le Magnifique !
Ezio, opéra de Georg Friedrich Händel (version concert)

Festival de Radio France et Montpellier Languedoc Roussillon / Corum
- 28 juillet 2009
l'excellent chef baroque Attilio Cremonesi
© dr

Si Pietro Metastasio n’hésita pas à visiter le théâtre de Thomas Corneille (Maximian, créé à l'Hôtel de Bourgogne en 1662) pour échafauder le livret d’Ezio, mis en musique pour la première fois par Pietro Auletta (Rome, 1728), on pense, à en suivre les méandres politiques et amoureux, à la tragédie de l’autre Corneille – Pierre, cette fois –, donnée au même endroit douze ans plus tard : Suréna. Au fil du texte, l’intrigue se corse cependant de noueux transferts des désirs en une chaîne amoureuse qui la projette chez Racine, maître de ces structures (son Andromaque, en particulier, jouée au Louvre à l’automne 1667). La pièce compte quatre printemps lorsque Händel, déjà mûr, la choisit (après et avant d’autres compositeurs) pour un nouvel opéra qui verra le jour à Londres en 1732. Les éléments qu’il affectionne sont tous réunis, la passion des cœurs croisant celle du pouvoir, Mars et Vénus se disputant hors-jeu la partie.

À la tête du Kammerorchester Basel, nous retrouvons l’excellent Attilio Cremonesi [lire nos chroniques du 22 avril 2004 et du 12 février 2005] qui, dès la Sinfonia introductive, cisèle superbement les bois en un dessin tendre, domptant la vivacité des tutti en une nuance à l’ambitus raisonnable, sans omettre d’accorder aux cuivres händéliens le faste qui leur revient. Toujours d’une parfaite clarté, l’exécution s’articule main dans la main avec le drame, s’assombrissant dans l’Acte II dont l’instrumentation se fait plus grave, dont se noircit le ton. Osant au début du III un da camera d’une infinie délicatesse, le chef favorise des échanges solistiques qui, si savamment menés, dirigent plus avant l’écoute dans le sentiment de chaque protagoniste, révélant mieux encore ce sinistre bal des amours contrariées évoqué en préambule.

Fort heureusement, Cremonesi [photo] n’a guère hésité à opérer de copieuses coupures dans les récitatifs, décidément bavards, s’en tenant à l’essentiel. Le rôle de Massimo se voit amputé d’un air (au I), tandis qu’Ezio lui-même en perd deux (au II et au III). Aussi admet-on difficilement que Varo, dont la présence, d’un point de vue strictement dramaturgique, ne paraît pas toujours indispensable, conserve la totalité de ses airs. Ne se dispenserait-on pas avantageusement du Già risonar d’intorno (III), par exemple, même si l’écriture orchestrale en est fort intéressante ? Peu importe : la découverte de cet ouvrage rare du Caro Sassone bénéficie d’autres atouts dont la distribution vocale n’est pas des moindres.

À commencer par le mezzo suédois Kristina Hammartström (Onoria) au timbre égal et à l’inflexion élégante. Encore un rien timorée au I, elle livre un Finchè per temi palpita (II) comme frappé par la grâce, d’un grand raffinement. Au dernier acte, son grave s’affermit de même que prend une toute autre dimension l’investissement dramatique. La prestation de Vittorio Prato supporte mal la comparaison. Laissant hésiter son émission entre plusieurs places, ce qui accuse trop souvent la justesse et voile le timbre tout en rendant le chant tremblant, l’artiste oublie aussi la diction. Se povero il ruscello (I) manque cruellement de stabilité, dans une respiration malaisée. L’air du II ne convainc pas, bien que l’artiste commence enfin à oser chanter. Il conviendra de nuancer le propos : Massimo est un de ces rôles de ténors händéliens à la tessiture intermédiaire, requérant un grave solide sans pour autant qu’il soit envisageable de les confier à un baryton qui aurait de l’aigu (on entend Bajazet de Tamerlano). Ne ressemblant à rien dans l’échelle actuelle des voix, ce registre d’un maniement difficile est d’un ingrat éclat. Antonio Abete prête sa faconde habituelle et son charisme à Varo, généreusement projeté, mais souffrant d’un aigu souvent lancé, voire arraché, parfois même aboyé (Se un bell’ardire, I) ; par ailleurs, certains ports de voix témoignent d’un goût douteux (II).

Après un début plutôt aigrelet et un premier air (Caro padre, a me non dèi, I) assez brumeux, Veronica Cangemi révèle assez vite en Fulvia des qualités indéniables. Ainsi finit-elle le premier acte (Finchè un zeffiro soave, dont elle varie fort élégamment le da capo) dans un phrasé onctueux au grain caressant – ici, le chant se fait même mozartien. L’acte médian la trouve en pleine possession de ses moyens, au point de lui laisser loisir d’en faire un peu trop, voire de minauder. Avec La mia costanza, elle conquiert la salle par une vaillance exemplaire qui trouve en la bondissante expressivité de l’orchestre une alliée complice. Saluons les risques qu’elle sait prendre ensuite (Ah, non son io che parlo, III) en nuançant son aigu sur un fil, dans un étonnant sotto voce générateur d’émotion. Du grand art, assurément !

Incontestable grande dame de la soirée, le contralto Sonia Prina offre à l’Empereur Valentiniano son timbre riche, un confort d’écoute non négligeable, une agilité rarement rencontrée dans ce registre et, bien sûr, une personnalité qui happe durablement l’attention. Ses airs du I jouissent d’une franche sûreté, d’une autorité imparable. Cette fermeté contraste magnifiquement avec Vi fado lo sposo (II), sublimement nuancé, dans une grande intelligence dramatique qui subordonne, par l’âpreté de l’intention, l’écoute à l’émotion. C’est ça, la sensibilité – et ce n’est pas le splendide legato des variations du da capo qui démentiront l’appréciation. Lorsque la voix se déchaîne (Per tutto il timore perigli m’addita, III), tordant adroitement la phrase dans son théâtre, Sonia Prina signe un grand moment.

Grâce à la stupéfiante fiabilité de ses approches, à une puissance qui n’est guère l’attribut habituel des contre-ténors, Lawrence Zazzo fait un événement de chaque prise de rôle. Son Ezio est immense, infiniment raffiné pour commencer (Pensa a serbarmi, I), dans une ornementation discrète judicieusement dominée par le cantabile général. Se fedele mi brama il regnante laisse goûter ensuite au bel éclat d’une tenue vocale exemplaire, habilement conduite, ainsi qu’au travail de la couleur, jusqu’en des émissions barytonnées. La texture se rend plus ronde – Ecco alle mie catene (II), avec son da capo tout de nuances. Enfin, Se la mia vita dono è d’Augusto, son dernier air (III), où l’orchestre réunit ingénieusement les caractères – la pastorale (souvenir de Varo) aux flûtes, la chasse et la guerre aux cuivres, la joie tendres des cordes, victoire de l’amour – confond l’auditeur par l’exactitude absolue de la vocalise et la plénitude vocale du da capo, d’une sensualité indicible. Voilà bien de quoi nous faire écrire « Ezio, ossia Lawrence il Magnifico ».

Surtout, n’oubliez pas : la même distribution (chanteurs, orchestre et chef) donnera cet Ezio à Paris, au Théâtre des Champs-Élysées, le 14 novembre.

BB