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Chroniques
Laurent Cuniot | Reverse flows
Jesper Nordin | Sculpting the air
Cette soirée ManiFeste* à la Maison de la musique de Nanterre s’inscrit, comme tous les concerts du festival depuis le 10 juin, dans le programme Focus, le premier consacré à la musique contemporaine qu'organise l'Institut français. Cinquante-quatre professionnels issus d'une trentaine de pays ont été invités à venir découvrir la création musicale française à travers concerts, tables-rondes, speed-meetings ou encore show cases en collaboration avec la SACEM et Futurs composés.
Pour ce concert exceptionnel à plus d'un titre, Laurent Cuniot, compositeur et directeur de l'ensemble TM+, cède sa place de chef à Marc Desmons, étant ce soir à la console de diffusion pour la création de Reverse flows, sa piècepour alto, ensemble et électronique. C’est avecune œuvre d'Ivan Fedele (né en 1953), l’un des compositeurs invités cette année par l'académie de ManiFeste, que débute le programme. Immagini da Escher est une succession de sept miniatures inspirées par l'artiste néerlandais et détaillant divers états de matière, d'énergie ou de texture, avec cette qualité plastique du matériau sonore qui caractérise l'écriture de l’Italien : éclat de couleur, jet de lumière, mouvement cinétique font naître autant de courts instantanés au trait nerveux et à l'écriture ciselée, magnifiquement restitués par les musiciens de TM+.
L'équipe et la technique Ircam sont aux manettes en fond de salle pour la création de Reverse flows (traduire Flux opposés) de Laurent Cuniot (né en 1957), invitant en soliste l'altiste Geneviève Strosser. Très élaborée,cette œuvremarque le retour de l’auteur à l'univers électronique, un monde qui lui est familier et qu'il n'a pas cessé d'habiter, même si sa dernière pièce mixte remonte à 1998. Reverse flows est l'agrandissement et le prolongement orchestral du Prologue de son opéra Des pétales dans la bouche (créé ici-même le 18 mai 2011), prologue qui s'incarne dans un solo d'alto d'une puissance expressive saisissante, joué en lever de rideau. À l'instar de Luciano Berio dans ses Chemins, Cuniot reprend son matériau pour bâtir une dramaturgie sonore sans le support du texte : « la parole désormais absente resurgit dans chaque son, chaque phrase, chaque espace pour donner sens […] », précise-t-il.
Au poignet de la soliste, un capteur de mouvement qui, via un système interactif geste-musique contrôlé par la technique Ircam, assure une intégration subtile et très parcimonieuse de l'électronique en temps réel. La pièce débute d'ailleurs par un solo d'alto virtuel assez spectaculaire sous le geste impérial de l'interprète. Au sein de l'ensemble un clavier déclenche des fichiers sons tissant avec l'écriture instrumentale des morphologies sonores impressionnantes, avec cette effervescence polyphonique de l'écriture qu'aime engendrer le compositeur. Captivant et raffiné, le mouvement lent est écrit en hommage à Schönberg et se souvient du célèbre Farben du Viennois (Fünf Orchesterstücke Op.16). L'écriture harmonique fort subtile fait affleurer un tapis de couleurs moirées, surlignées par les sonorités racées de l'altiste. L'alto ponctue la trajectoire de cet « univers agité » dans un dernier solo hiératique, irisé par les effets de l'électronique.
Après l'entracte, Marc Desmons a revêtu son habit de cérémonie (longue chasuble noire) pour la seconde création mondiale de la soirée. Opus inventif autant que singulier, Sculpting the air est un « concerto pour chef », nous dit son concepteur Jesper Nordin [photo]. Il souligne l'aspect performatif du chef dans cette action sonore aux allures de rituel. Desmons a donc à charge de mettre en mouvement un « gestrument », mot-valise qu’invente le compositeur suédois (né en 1971) pour désigner un jeu d'objets suspendus, reliés au dispositif électronique, qu'il fait osciller, déclenchant alors des salves orchestrales projetées dans les haut-parleurs. Ajouté à la partie instrumentale, le gestrument provoque des surgissements sonores tapageurs, rehaussés d'une percussion musclée – Florent Jodelet éblouissant. Un changement de décor assuré par l'officiant, au mitan de la pièce, métamorphose le procédé décrit plus haut en jeu de crotales. Ce nouvel instrument du rituel est toujours actionné par le chef qui doit également diriger l'ensemble instrumental – TM+ exemplaire ! – et activer par moment un système interactif geste-musique. Autant d'événements captivant l'œil et l'oreille dans un temps beaucoup plus contemplatif qui confine à l'envoûtement.
MT
* Lire notre feuilleton ManiFeste :
– Ensemble Intercontemporain, Philharmonie, 11 juin
– Monographie Philippe Hurel, Auditorium de Radio France, 5 juin
– Requiem für einen jungen Dichter, Philharmonie, 2 juin