Chroniques

par christian colombeau

La traviata | La dévoyée
opéra de Giuseppe Verdi

Opéra de Marseille
- 20 et 21 juin 2014
La Traviata (Verdi) de Renée Auphan à l'Opéra de Marseille
© christian dresse

Verdi a jeté dans sa musique, en se multipliant, son esprit passionné pour susciter, encore une fois, comme par magie, un monde de sons qui reflète la passion dévastatrice des personnages et finit par emporter le public. Inaltérable, l'émotion du dernier acte – quand, l'héroïne, malade de son destin tout autant que de phtisie, affronte comme un Golgotha rédempteur son sacrifice, dans un rêve aigre-doux faisant revivre le bonheur et les souffrances d'autrefois. Rétrospective, requiem pour une vie ratée, dévoyée à la recherche d'un temps perdu ?...

Finalement, un peu de tout cela dans la mise en scène de Renée Auphan, avec ses décors et ses costumes viscontiens et « modernes » à la fois, réalisés par Christine Marest et Katia Duflot, fidèles complices. Et toujours ce véritable travail sur le texte, respecté à la lettre. Les rapports de l'héroïne avec le monde extérieur, la puissance de l'argent, de l'honneur et de la famille sont clairement dégagés. Dans ce demi-monde parisien qui étale sa suffisance et sa vulgarité de jouisseur, rongé par la décadence, apparaît soudain le trouble, l'étrangeté (È strano) de quelque chose qui échapperait à cet univers : l'amour...

Deux distributions pour les rôles des tourtereaux, et un seul baryton se partagent les six représentations phocéennes. Ne chipotons pas ; devant l’excellence des deux spectacles, impossible d’apporter la moindre critique… si, quand même : quelques coupures dans la partition, plus ou moins bienvenues selon le goût de chacun et l’intérêt qu’on porte à l’ouvrage.

Au jeu cruel des comparaisons, la brune Zuzana Marková et la blonde Mihaela Marcu ont la lourde tâche de conquérir et de séduire le public marseillais. Qu'admirer de plus chez la première ? Aisance scénique ou présence dramatique d’une fragilité de porcelaine, splendeur du haut-médium, lumière des notes filées, voire cet art consommé de faire passer l'émotion mezza voce ? Plus de violence dramatique, peut-être, avec sa consœur roumaine, superbe panthère sadiquement menée à l’abattoir, avec en prime la réjouissante insolence des aigus piqués et des graves de poitrine légèrement rauques, telle une confidence charnelle. Les deux se brûlent et se consument aux feux de l’amour dans l’expression toute lyrique de la pureté d’une âme blessée. Dumas et Verdi sont servis avec grande classe.

Les ténors rivalisent de juvénilité, de charme, de flamme, d’élan. Une préférence pour Teodor Ilincai ? Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. Peut-être Bülent Bezdüz a-t-il tendance à trop jouer un rôle consolateur auprès de la malade, prêt à atténuer la peine de ses derniers et douloureux instants. À la fois gardien de l’ordre et de la morale, consolateur d’un père puis d’une tuberculeuse, Germont est un rôle atroce.

Enchaînant les six représentations (un exploit rare à saluer bien bas !), les doublures prévues ayant déclaré forfait, Jean-François Lapointe rend ses lettres de noblesse au baryton verdien. Beauté du timbre, texte récité autant que chanté, dans ce savoureux sfumato fait de mépris dédaigneux et de paternalisme éclatant. Notre chanteur québécois, ici transformé (avec originalité ou ironie, lui qui ne parle que de Dieu et de morale) en une sorte de pasteur de campagne, décape totalement l’approche du personnage, expurgé de ses réflexes véristes, et donne de nouvelles lueurs à ce rôle charbonneux, terriblement conventionnel.

Comprimari de primo cartello – une mention pour le grandiose Baron Douphol chanté avec aplomb et impertinence, vécu de main de maître par un Jean-Marie Delpas sorti tout droit de chez Daumier… ou de la Banque de France ! – et chœur « maison » sont parfaits, comme d’habitude.

On croyait connaître l’ouvrage sous la direction « haute tension » d’Eun Sun Kim. Que nenni ! C’est un plaisir de redécouvrir une cheffe qui crève l’écran, capable de respirer avec les voix, de les mettre en valeur, attentive au tissu orchestral comme à la rigueur rythmique. Cette fosse ressemble à une tiède braise vénéneuse qui se fond admirablement dans l’esprit mortifère de la mise en scène, pour mieux déployer encore la violence étouffante d’une passion déchirante et déchirée.

CC