Chroniques

par laurent bergnach

La terre
film d’Alexandre Dovjenko – musique de Sphota

Auditorium du Louvre, Paris
- 6 juin 2008
La terre, film d’Alexandre Dovjenko et musique de Sphota
© dr

Tourné après Zvenigora (1928) et Arsenal (1929), le troisième long métrage d'Alexandre Dovjenko (1894-1956) appartient à cette production soviétique consacrée à la collectivisation de la campagne. Sur les traces de La ligne générale (1929) filmé par Eisenstein, La terre (Zemlja, 1930) montre comment les réformes agraires enclenchées par Staline – bientôt suivies de déportations massives et d'une famine organisée – bouleversent le quotidien d'un petit village ukrainien. Vassil, le fils d'Opanass, s'enthousiasme pour cet ordre nouveau qui veut la fin de la propriété des plus riches. Il entre dans le village au volant d'un tracteur et renverse le bornage d'un champ désormais devenu bien commun. Une nuit, après s'être rendu chez sa fiancée, heureux, il se met à danser dans un paysage inondé de clair de lune. Mais caché dans l'ombre, un koulak tire sur le jeune paysan qui s'écroule, tué net. Jusqu'alors réticent à combattre les conservateurs, Opanass reprend la lutte et renie Dieu. La vie s'affirme la plus forte : la mère de Vassil met au monde un enfant, tandis que sa fiancée trouve un nouvel amour.

Dans son livre de conversation avec Youri Borissov, Richter se souvient : « On a jeté la cloche du haut de l'église. Nuages de poussière, de sable… La cloche conférait un sens à chaque action, à chaque heure de la journée. Puis on a fait sauter la chapelle, et j'ai vu les moines s'efforcer de sauver les icônes, les croix. » [lire notre critique de l’ouvrage]. Il est symbolique que le son du glas ouvre la partition jouée par la compagnie d'invention musicale Sphota – Benjamin de la Fuente, Benjamin Dupé et Samuel Sighicelli –, accompagnant la mort tranquille d'un vieillard au milieu des pommes du verger. « La nature s'inscrit dans le tempo du cycle » remarque le collectif, sensible à l'idée de rythme et de recommencement : la guitare électrique exulte sur le labour et la moisson d'un champ puis sur une procession funéraire qui enfle, la sensualité d'une pluie caressant fruits et légumes répond à l'intimité paisible d'une nuit d'amour, des mots triturés jaillissent de diverses réunions collectives, etc. Notons aussi l'art de souligner le suspense, comme ce silence marquant l'abattement temporaire autour du tracteur en panne.

Qu'est devenue la musique originale de Levko Revoutski ? À entendre celle de Sphota, riche mais discrète, on s'en soucie peu ce soir, tant nous sommes prêts à renouveler l'expérience avec le trio. Dommage qu'à peine la lumière revenue, il faille subir les commentaires de gens qui se proclament bien informés – « costumes folkloriques qui ne font pas oublier cinq millions de morts », « ficelles de propagande grosses comme le mausolée de Lénine ». Tout d'abord, c'est oublier que Dovjenko, fils de paysans ukrainiens, est attaché à certaines traditions régionales et que son film dut affronter la censure ; ensuite, c'est réduire la portée d'un travail avant tout esthétique, qui s'offre comme un hymne à une nature toute puissante plutôt qu'à un quelconque régime politique, à l'éternel plutôt qu'au temporel.

LB