Chroniques

par christian colombeau

La Gioconda | La joyeuse
opéra d’Amilcare Ponchielli

Opéra de Marseille
- 1er octobre 2014
reprise fort applaudie à Marseille de la Gioconda monégasque de Grinda
© christian dresse

Depuis belle lurette Marseille n’avait pas revu La Gioconda ; les anciens – s’il en reste (nous n’en sommes pas) ! – ont encore en mémoire les représentations de 1967 avec Régine Crespin, Michèle Vilma, etc. Ne nous voilons pas la face, La Gioconda est bel et bien un opéra de premier plan… parmi ceux de seconde zone, tous compositeurs confondus ! Les faiblesses notoires de ce mélo’ magistral mais torturé, aux situations « abracadabrantesques », ne doivent toutefois pas cacher une belle facture orchestrale, volontiers symphonique, riche en coloris, dense, brillante, généreuse, qui n’étouffe jamais les voix, comme située sur une trajectoire « boïtopuccinienne », à l’écart de Verdi. Avec Ponchielli, voilà de longs, flamboyants et sinueux motifs mélodiques dont se souviendront les grands véristes, mais aussi un ameublement vocal un rien tapageur qui, en convoquant six grands chanteurs, autorise encore la présentation de cet ouvrage un peu partout.

La production nissarda-wallonne signée Jean-Louis Grinda – flanqué de ses « séides » habituels Capperon, Chevalier et Chatelet – est bien connue de tout lyricomane qui se respecte. Une nouvelle fois, la mise en espace et en images du Monégasque fourmille d’idées, dans une conception générale certes très personnelle. Tour de force non négligeable, Grinda rend lisible de bout en bout une action dramatique complexe où même une chatte vénitienne ne trouverait pas ses petits. Cette cité des doges stylisée, brumeuse, âpre, colorée dans sa décadence, oppressante, sans indulgence pour les faibles, pauvres ou marginaux, transpire l’hostilité, suinte de rapports humains tendus (vainement l’on y cherche l’Angelo, Tyran de Padoue du Père Hugo), par-delà des masques du Carnaval, en filigrane, ou les régates de gondoles lagunaires. Dans cette atmosphère propice à délation, trahison, crime et secrets d’alcôve, la danse et la liesse populaire font figures d’exorcisme face à la mort, plutôt que joyeuse récréation.

On la dit : cet ouvrage à l’intrigue démonique et à la musique tarabiscotée, créé à Milan au printemps 1876, requiert un sextuor vocal de primo cartello – voire un octuor, les deux rôles secondaires ne supportant pas l’à peu près (ici un Jean-Marie Delpas suffocant d’accent, de présence, simplement parfait, et un Mikhael Piccone bien en place). Plaisir, donc, que cette distribution réunie sur la scène phocéenne, fort exigeante, on le sait, et qui suscite peu de réserves, le Chœur « maison » et la Maîtrise des Bouches-du-Rhône s’affirmant à nouveau d’excellent niveau. Réglée de main de maître par le toujours jeune et talentueux Marc Ribaud, la fameuse Danse des heures est d’une sensualité effrénée.

Compensant par une belle tenue scénique ce que la voix a d’un peu impersonnel, Micaela Carosi laissera le souvenir d’une Gioconda toute de passion et de compassion. On n’oubliera pas de sitôt le poignant « Amatevi… » (Acte IV, Scène 4) lancé aux deux amants qu’elle a sauvés, ou ce Suicidio ! d’une envolée toute racinienne (IV, 2). Enzo à l’engagement dramatique plus que crédible et au physique avantageux, le ténor Riccardo Massi possède une voix fine et solide comme une lame, un peu mate peut-être, remarquablement cultivée, conduite avec un goût raffiné, enchanteur même, pour un Cielo e mar d’anthologie (II, 4) – un artiste à suivre de très près, qui pourrait bientôt damer le pion à certains.

Prise de rôle réussie pour Beatrice Uria-Monzon, Laura d’une solidité à toute épreuve qui cisèle de jolies nuances dans Stella del marinar (II, 6) pour vaillamment livrer ensuite toute l’artillerie dans ce combat de vaisseaux de haut bord qu’est le duo du deuxième acte. En traître de service, Marco di Felice ne manque ni d’élégance ni de fiel et montre un ardent plaisir à faire le mal, comme tous les frustrés depuis la création de ce bas monde ; vocalement, c’est simplement grandiose. Malgré le coffre et la vibration, Konstantin Gorny ne tire en revanche grand-chose de son Alvise ; le personnage n’est guère flatteur, il est vrai. Rôle court mais essentiel, La Cieca permet à Qiu Lin Zhang de déployer le plus joli timbre de contralto entendu depuis longtemps. À ce personnage (aveugle), elle apporte un côté troublant, tout de détresse, de tendresse, de piété – ovation plus que méritée après son fort beau Voce di donna o d’angelo (I, 5) !

D’abord un peu pâle, la direction de Fabrizio Maria Carminati s’avère ensuite, comme portée par le public et la partition, progressivement plus chaleureuse, formidablement permissive pour les chanteurs. Les Heures reste toujours et encore cet étrange ballet qui fait penser à Offenbach, Tchaïkovski, Hollywood, et même à un banquet kitsch et décadent.

CC