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Chroniques
La forza del destino | La force du destin
opéra de Giuseppe Verdi
La nouvelle saison du Dutch National Opera s’ouvre avec un Verdi bien connu et, certes, moins rare que ce Jérusalem fort apprécié par notre collègue avant-hier, en terre natale [lire notre chronique du 28 septembre 2017]. La forza del destino, créé à Saint-Pétersbourg en 1862 puis repris à la fin de février 1869 à La Scala dans une nouvelle mouture devenue aujourd’hui plus fréquente à la scène, n’est pourtant pas si joué qu’on le pense. Ainsi fait-il partie de ces ouvrages que tout le monde connaît, honorés par une remarquable discographie et de grands souvenirs qui hantent la mémoire de chacun, sans qu’il soit offert de le retrouver régulièrement sur les planches. Pour se faire, la maison d’Amsterdam confie la production à une star de la mise en scène d’opéra, rien moins que Christof Loy. On vit souvent le travail de l’artiste allemand qui n’a pas toujours satisfait, quoiqu’il soit systématiquement intéressant. Sa principale tendance est de tourner dans ses propres motifs, au fil des spectacles, mais c’est une tendance largement partagée par la plupart de ses confrères actuels qui aspirent les pièces dans leur univers sans rencontrer souvent le monde des compositeurs concernés.
Dans les costumes et le décor de Christian Schmidt, sombres, Loy illustre de manière réussie l’instabilité des lieux d’action de La forza del destino. Dans la demeure de la famille, l’immense table patriarcale prend une importance essentielle, soulignée par le dispositif mais aussi par le jeu, focalisé sur la souffrance des protagonistes, ce dont témoignent assez les vidéos projetées, élément très dramatique qui fait partie intégrante de la scénographie. Désir de vengeance et amours impossibles apparaissent comme les moteurs dont ces deux heures quarante ne se départiront jamais. L’intrigue est révélée du point de vue de Leonora, avec une passion qui sublime avec magie sa minceur originale, voire sa pauvreté. Loin d’être ennuyeux, le résultat est épicé par quelques discrètes allusions à La fuerza del sino d’Ángel de Saavedra y Ramírez de Baquedano (1835), la pièce qui inspira le livret, et par la chorégraphie d’Otto Pichler, à l’œuvre dans des tableaux de chœur au réalisme troublant. Pari gagné : le public est incroyablement concerné par cette histoire assez improbable qui le tient en haleine.
Ce n’est pas dans la fosse qu’il faut chercher un complice zélé de cette réussite. Les musiciens de l’excellent Nederlands Philharmonisch Orkest ne sont pas en cause, au contraire ; comme d’habitude, on peut louer la qualité de leur prestation, pour ce qui est de la livraison technique et de l’équilibre des forces de cette formation en progrès constant. Le problème, c’est le chef… Sans doute n’aurais-je pas dû réécouter, les soirs précédents, mes trois versions favorites de La forza. Si elle a ravivé mon souvenir de l’ouvrage, cette plongée dans les miracles de baguettes à raison illustrissimes ne m’aura pas mis en position d’apprécier la proposition trop immédiate de Michele Mariotti, dépucelée dès la fameuse ouverture. L’interprétation s’oppose en cela à la mise en scène pleine de suspens. Elle plombe aussi la soirée par des rubati interminables qui distribuent guimauves et caramels à ceux qui refusent les kleenex salutaires… Bref, un pathos de pacotille qu’on oubliera bien vite.
Curieusement, ce qui semble vérifié pour celui-ci ne l’est pas pour ceux-là… Elles ne sont pas des moindres, ces voix que j’entendis dans les trois versions auxquelles j’ai fait allusion – et que, par loyauté, je garderai secrètes ! Pourtant, le cast du jour ne pâlit pas suite à ces écrasantes références. Et c’est là, dans ce plateau vocal très efficace et engagé, qu’on découvre l’autre responsable de cette réussite. La noblesse et la profondeur de timbre de James Creswell font un Calatrava parfait. Les incarnations italiennes d’Eva-Maria Westbroek se font de plus en plus probantes, avec le temps. À Leonora elle impose une personnalité précise, somptueusement servie par la facilité de l’émission, l’ampleur de la voix, son onctuosité et sa passion. Grande comédienne, le soprano dramatique donne plus d’une fois le frisson. La robustesse, la puissance de Franco Vassallo est idéale, avec un impact typiquement verdien qui nous vaut un grand Carlos, très intense. S’il est un rôle pour lequel les ténors devraient se battre, c’est bien celui d’Alvaro ! D’abord un peu raide, Roberto Aronica s’en acquitte magnifiquement par la suite, avec un chant plus nuancé, une inspiration de chaque phrase où la musicalité se loge enfin – et le personnage est génialement construit !
On applaudit également Veronica Simeoni pour sa Preziosilla incandescente qui surpasse haut la main une nature vocale peut-être un peu en-deçà du rôle. De même du Melitone d’Alessandro Corbelli, irrésistible, et du Guardiano humain quoiqu’abyssal de Vitali Kowaljow. Menés par Ching-Lien Wu, les choristes du Dutch National Opera constituent le troisième atout de la représentation : affichant une cohésion musicale et théâtrale stupéfiante, ils défendent la mise en scène et occupent l’espace comme ce n’est presque jamais le cas. Espérons qu’avec le temps, le chef trouve ses marques.
HK