Chroniques

par jacques duffourg

La fede ne' tradimenti | La fidélité à l’épreuve
opéra d’Attilio Ariosti (version de concert)

Festival de Radio France et Montpellier Languedoc Roussillon / Corum
- 23 juillet 2011
La fede ne' tradimenti, opéra d’Attilio Ariosti
© dr

Lors du carnaval de 1689 fut créée à Sienne, par des élèves d'un collège jésuite, une Fede ne' tradimenti, opéra en trois actes mis en musique par Fabbrini sur un poème de Girolamo Gigli (1660-1722) – un écrivain à succès, dirait-on de nos jours, exerçant ses talents dans des domaines aussi variés que l'histoire, la linguistique, le théâtre ou le livret d'opéra (une quarantaine à son actif). Parmi ses œuvres, Don Quichotte ou Le fou guéri par un autre : signe tangible du succès dans l'Italie cultivée de l'influence espagnole, les comédies les plus alambiquées – et les plus courues – se rangeant d'ailleurs sous le vocable all'usanza spagnola. Quant à elle,La fede ne' tradimenti narre (sur le mode satirique, ceci est important) les vicissitudes quelquefois triviales découlant de médiévaux fracas chevaleresques, sur fond de Castille et de Navarre.

C'est ce canevas que Gigli vit repris par une vingtaine de musiciens italiens (dont Caldara) dans toute l'Europe, jusqu'au jour où, à Berlin, Attilio Ariosti (1666-1729) s'empara du sujet, en point d'orgue des célébrations offertes au roi de Prusse pour son anniversaire. Personnage très européen, justement, que ce moine de Bologne (surnommé Frate Ottavio) venu vendre à la reine Sophie-Charlotte un profil d'organiste et de violoniste – peut-être chanteur et violoncelliste –, en sus de compositeur. Alors auteur d'un seul opéra vénitien, Erifile (1697), Ariosti avait fait donner à Berlin même, l'année précédente, une pastorale du nom... d'Atys. Outre un affairisme pointu et une activité d'agent au service de la Maison d'Autriche, la postérité retint de lui une carrière musicale londonienne brillante, en concurrent de Händel et Bononcini, et, surtout, à côté de nombreux drames, une vocation de virtuose d'un instrument-météore, la viole d'amour, pour laquelle il écrivit pas moins de vingt-et-une sonates (record à ce jour). Le 11 juillet 1701, le voici se colletant au succès continental de Gigli.

Le livret n'est pas un cadeau pour un créateur lyrique encore novice. Quatre protagonistes seulement, deux soprani, un mezzo-soprano travesti et une basse s'y chamaillent : c'est bien peu, pour s'assurer une palette d'expressions large liée à une succession de caractères, lesquels, de surcroît, sont univoques ; des stéréotypes ballottés par les péripéties. Par chance, ces dernières abondent, et offrent de quoi travailler à l'envi sur les affects. On est toutefois loin, très loin, de ceux de l'opera seria, le librettiste ayant largement assaisonné de commedia dell'arte son espagnolade assez irrévérencieuse, parfois même cocasse. Trouvaille étonnante – qui ne restera pas sans lendemain lyrique, comme on sait – que ce face-à-face (Acte I) entre Fernando de Castille et la statue de celui qu'il a tué, Sancio de Navarre ! Et que penser de ce personnage féminin aussi amoureux que battant, Anagilda, qui se travestit en homme pour pénétrer dans le cachot où est séquestré son amant ?

Ariosti confie son inspiration à un effectif instrumental raisonnable où se font remarquer, outre une harpe, deux hautbois fort présents (qui deviennent deux flûtes dans un air de l'Acte III) et un basson assez souvent obligé, voire concertant. Les associations entre vents et voix autorisent les combinaisons mélodiques les plus fruitées, cependant que les cordes basses retenues par Fabio Biondi – pas moins d'un violoncelle, une contrebasse et une viole de gambe – sont en charge d'un propos plus dramatique. Impossible, en revanche, d'échapper à la (longue) procession d’airs, les ensembles se limitant à quelques ariosi a due et à un imparable quatuor final, du genre lénifiant le plus quintessencié. À l'occasion de cette création française (en coproduction avec Fondazione Cantiere Internazionale d'Arte di Montepulciano) en version de concert (la pièce a été mise en scène à Sienne ; comme un retour aux sources livresques), on attend donc variété, imagination et, si possible, distanciation. Autant dire qu'on reste globalement en-deçà.

Pourtant, dans la peau du perpétuel entravé Fernando, héros le plus souvent dans l'inaction dont l'exégète Sabine Radermacher note qu'il est « un Roland furieux tournant à vide », voici une gemme : le mezzo norvégien Marianne Beate-Kielland. Cette jeune femme, à la carte de visite baroque mais encore peu connue dans nos contrées, déploie dans sa partie fort profuse un matériau enveloppant et velouté, aux richissimes inflexions, assorti d'une technique sûre. Son air de la prison, Il morir m'è assai più fiero, nu et noble lamento (étrangement parent du No, che il morir non è de l'Amenaide rossinienne (Tancredi) susurré dans le même contexte carcéral), est de ces cantilènes qu'il serait vain de vouloir analyser, et signe, en tout état de cause, sur les pleurs des hautbois, le moment le plus poignant de la soirée. Presque aussi heureux est son compatriote Johannes Weisser, le Don Giovanni de René Jacobs. Le stylé baryton-basse fait valoir autant de juvénile puissance que de souplesse (surprenante doublette d'entrée au I, un véhément Forse in sen presque enchâssé dans le chantant Chi del cor). Seul un manque de caractérisation le fait passer à côté du sans-faute : son Garzia est un rien trop phrasé, trop joliment méchant et trop monochrome, en dépit d'un ou deux graves franchement outrés pour solde de toute vilenie (crainte de la caricature, sans doute).

Tout le reste, pour être parfaitement en place et musicalement honnête, déçoit quant à l'enjeu. Roberta Invernizzi trouve, dans l'abattage que lui vaut son grand métier, un moyen de donner le change en Anagilda, cheville ouvrière de l'action ; le métal est sérieusement oxydé, tout son brillant semblant ce soir un souvenir. Plus fâcheux, du côté de l'Elvira de Lucia Cirillo : une voix acidulée et corsetée peine à habiter un rôle pugnace, voire belliqueux. Au pupitre de son Europa Galante, Fabio Biondi, à qui l'on doit tant de joies opératiques, avait malgré tout les cartes en main pour insuffler une pulsation picaresque à ce théâtre décalé. Mais non ! Les airs défilent avec un savoir-faire impeccable, aucun chanteur n'est poussé à offrir plus qu'un plaisant premier degré, les (excellents) instrumentistes peuvent exagérer sans risque certains ronds-de-jambe. Rente de situation : quand de nouvelles générations baroques savent imposer des Konzertmeister ou des concertatori aussi rigoureux qu'orfèvres, en voici un, à l'incomparable prestige mais peut-être blasé, qui agrémente là où d'autres cisèleraient. Frustrant.

JD