Chroniques

par bertrand bolognesi

Kanako Abe dirige Multilatérale
Jacques Lenot | Propos recueillis

Théâtre Adyar, Paris
- 8 octobre 2012
le compositeur Jacques Lenot (né en 1945), joué par Multilatérale à Paris
© b. millot

Avec plaisir nous retrouvons la musique de Jacques Lenot, à travers sept pièces nouvelles données en création mondiale et deux plus anciennes, au fil d’une soirée quasi monographique, ponctuée par Mana d’André Jolivet (1935). Le soutien d’un mécène l’a rendue possible, ainsi que l’enregistrement de deux CD qui viennent de paraître (Intrada), l’un consacré au troisième volume de l’œuvre pour piano par Winston Choi [lire notre critique du premier volume], l’autre à Erinnern als Abwesenheit et Chiaroscuro par Multilatérale, ensemble qui joue ce concert.

Secrètement à la nuit… C’est à Else Lasker-Schüler que Jacques Lenot emprunte le titre de ce moment (Heimlich zur Nacht) principalement consacré à la découverte de cinq de ses douze Propos recueillis qui s’inspirent de l’œuvre de la poétesse allemande et de celle de Friedrich Hölderlin, extensions à l’orchestre de pages d’abord conçues pour violon et piano et pour piano seul. De son propre aveu, le musicien trouve peu d’intérêt à donner à chanter la poésie à la voix. C’est donc à l’instrument de la proclamer, dans ce qui paraît un entre-deux chanté-dit en manière de comptine musicale rendue plus abstraite encore.

Rendez-vous nocturne, donc, qu’ouvre l’impératif violoncelle, généreusement vibré, de Mais l’ombre de la nuit (Propos recueillis n°7) ponctué de cuivres secs, bientôt doublés de pizz’. À un véloce exergue de bois, comme dansé par une contrebasse aux saveurs klezmer, répond la tragique nudité des phalanges sur la corde pour le retour du violoncelle, « aussi longtemps qu’au cœur l’amitié […] dure encore » dit (peut-être) l’alto d’un ton saisissant. Un mélisme d’harmoniques de la contrebasse qui fluidement « contamine » de webernienne façon violoncelle, alto et violons, en rehaut d’inserts de clarinette, impose Schattenwelt (Propos recueillis n°9). Souvenir schumannien, selon Lenot, le « message » traverse les cuivres, selon un procédé discrètement virtuose, dans sa conception comme dans le savoir-faire qu’il exige des interprètes. Dans une re-traversée en sons pleins, la série gagne une sorte d’effusion litanique, suspendue. Toi seul (Propos recueillis n°10) laisse de nombreux protagonistes partager une question dans une ludique distribution de ses divers aspects. Les attaques s’amorcent ici pour se réaliser là, sans que s’affirme jamais une trop certaine complétude. Au pupitre, Kanako Abe [lire notre chronique du 18 janvier 2005] se révèle d’une salutaire précision, jusqu’à la déconstruction peu à peu silencieuse d’attaques en détentes avortées.

Ce passionnant parcours dans les Propos recueillis ménage quelques moments chambristes. Ainsi de Répliques que crée ce soir l’altiste Laurent Camatte. Dans le cadre d’une commande qu’on lui fit pour fêter le bicentenaire Wagner, Jacques Lenot s’est penché sur Les murmures de la forêt (Siegfried), inventant bientôt Autres murmures pour trompette et orchestre. « Il m’est apparu que le solo de trompette […] pouvait se décliner de différentes manières », écrit-il dans la brochure de salle. Semi-transcription, donc, que ce solo d’alto à la raucité mâle et à l’héroïque ardeur, valeureusement jouée par son dédicataire. Nous le retrouvons dans Esquif – une embarcation de fortune grâce à laquelle on peut tout aussi bien rejoindre une rive crue lointaine ou sauver sa peau d’un naufrage, voire conjuguer ces agréments – en compagnie du pianiste (et compositeur) japonais Yusuke Ishii, qui vient d’enregistrer pour Lyrinx un CD consacré à Jolivet et à Lenot (à paraître). De fait, après une interprétation inspirée de Mana, il nous emmène dans Où habite l’oubli (titre qui emprunte au Luis Cernuda amoureux de Donde habite el olvido). Alors qu’un cluster silencieux dans le sur-grave du clavier est maintenu par la pédale tonale s’égrènent des piquées tendres auxquelles succèdent une secrète section « en direct », si l’on peut dire (sans ce halo d’élision), la rogne fervente d’un motif réverbéré dans le haut-médium, enfin un corps férocement rythmique qui renoue avec les nimbes préalables, dans une obstination que déplacements de l’accent et micro-suspensions respiratoires altèrent imperceptiblement.

Excursion vers d’autres années, avec la Deuxième sonate pour piano, une œuvre écrite en 1978 et créée par Philippe Gueit en 1979, qui fait découvrir une pièce dont la partition manuscrite n’est plus même en possession de son auteur et dont la lecture de la partition éditée s’avère par endroits rendue difficile par le temps. Cette précieuse résurrection révèle un Jacques Lenot très pianiste qui convoque des effets alors affectionnés (trille, volée de cloches, copieuse pédalisation, etc.) dans des vivace fougueux. Trois mouvements au post-expressionisme parfois dispendieux posent, malgré la distance, quelques jalons qui ne sont pas étrangers à la facture d’aujourd’hui : un perpetuum mobile nerveux, par exemple (I. Extrêmement vif), une respiration volontiers lyrique (II. Extrêmement lent), plus certainement encore, quelque chose de l’ordre du chant, voire du chant rituel (tout chant véritable n’est-il pas rituel, d’ailleurs ?). Yusuke Ishii en livre une lecture haletant d’un engagement formidable.

La seconde partie du concert commence avec Arrivée (Propos recueillis n°11), mouvement pour violon (Antoine Maisonhaute) et choral de cuivres dont quelques pizz’ des autres cordes cisèlent à peine l’espace résonnant, triste abandon nu d’« aucun rayon n’ira plus loin ». Enfin, les frottements de deux violons comme éteints, ou gelés, sournoisement obsessionnels, sur lesquels tombe une âpre mélodie d’alto (Laurent Camatte), traverseront Mal du pays (Propos recueillis n°12) qui conclut la soirée. Le violoncelle (Séverine Ballon) répond en imitation, puis la contrebasse (Nicolas Crosse), généreusement chantante, pleine. De brefs silences « respirent » chaque phrase, au fil d’un chemin parcouru par le trombone (Étienne Lamatelle), la trompette (Raphaël Duchâteau), le cor (Pierre Rémondière), le basson (Mehdi El Hammami), la clarinette (Alain Billard), le hautbois d'amour (Cyril Ciabaud), la flûte (Mihi Kim). L’équipée ne se reproduit jamais, bien sûr, variant le temps des gelures violonistiques, leur place dans le tissu, la finale filée de chaque soliste, etc. De même le « retournement » du processus n’inverse-t-il pas symétriquement la formule : après clarinette et basson, la traversée arrête à la trompette trois versets plus insistants, puis vient mourir dans le tremolo « acidifié » des cordes (alto et violoncelle, en embryon de duetto), tandis qu’indifférents les deux violons tétanisent l’écoute dans une gerçure éternelle.

BB