Chroniques

par nicolas munck

Jonah and the Whale – De cette lenteur sont faits les hommes
musiques de Fargeton, Gatinet, Gonzales, Knox et Montambault

chorégraphies de Gizycki, Rioton et Martin
Théâtre Astrée, Villeurbanne
- 20 février 2014
De cette lenteur sont faits les hommes : Galdric Subirana et Frank Gizycki
© dr | galdric subirana et frank gizycki

Rendez-vous au petit théâtre universitaire du campus de La Doua pour un concert en deux parties célébrant l’interaction entre musique et danse, entre son et geste. Un élément frappe immédiatement le regard lorsque nous embrassons la scène d’Astrée en un coup d’œil. Au delà d’un instrumentarium de percussion qu’on pourrait qualifier d’attendu (vibraphone, marimba), nous ne pouvons nous détacher de deux sets situés côté cour. Sur un plateau encore plongé dans la pénombre se distinguent tuyaux, morceaux de bois, ampoules et un cerclage fixé au plafonnier offrant une myriade de médiums métalliques (cloches tubulaires, plaques tonnerres, etc.). Voilà qui met d’emblée la curiosité en éveil !

Avant de retrouver le percussionniste Galdric Subirana qui défend ce soir la finalisation de son projet de troisième cycle (Artist Diploma), la première partie de cette soirée se décline dans une mise en scène du Jonah and the Whale pour alto et tuba (effectif détonnant s’il en est) du compositeur et altiste britannique Garth Knox. Composée à l’attention du tubiste Gérard Buquet, cette pièce d’une dizaine de minutes se fonde sur le mythe de Jonas et la baleine. Selon le compositeur, l’alto est parfaitement susceptible de dépeindre le caractère de Jonas en fugitif, tandis que le tuba (utilisant essentiellement techniques de souffles, notes tenues et impacts percussifs) se fait l’évocation d’une baleine particulièrement convaincante. Remarquablement portée par l’alto d’Anne-Lise Binard et le tuba de Lucas Dessaint (tous deux étudiants CNSMD de Lyon), cette version bénéficie d’une extension chorégraphique de Joseph Rioton et Jules Martin, qui apportent un éclairage supplémentaire au propos musical dans un combat et une confrontation stylisée. Loin d’être statiques, nos musiciens investissent la scène, passant de sets en sets, frôlant les danseurs. Une scénographie simple, efficace et élégante offre un parfait prélude à la seconde partie.

Existant depuis maintenant deux ans au sien de l’institution lyonnaise, le troisième cycle Artist Diploma sélectionne des musiciens de haute volée ayant le souhait de développer un projet artistique personnalisé, inédit et placé dans une logique d’insertion professionnelle. Il est obligatoirement bouclé par une prestation scénique. Après l’altiste Julia Robert, le hautboïste Johannes Grosso, le tubiste Florian Coutet et la violoniste Stéphanie Padel, place à la percussion dans De cette lenteur sont faits les hommes que propose Galdric Subirana. « Comment faire entrer le musicien dans l’espace du danseur tout en donnant à celui-ci sa propre identité musicale ? » : voilà la question posée par ce projet qui semble faire suite au spectacle Un son, un geste : un mouvement développé en 2012 par le jeune musicien. Un autre enjeu, compositionnel cette fois, irrigue le programme : le détournement d’instruments traditionnels se transformant en « hybrides » ou « méta-instruments » par l’ajout d’objets hétéroclites ou de mutations permises par l’environnement électronique. Pour ce faire, quatre jeunes compositeurs sont convoqués : Gatinet, Montambault, Gonzales et Fargeton [lire notre chronique du 3 décembre 2013]. Pensé dans une dramaturgie d’un seul tenant, cette proposition musicale et chorégraphique traverse en un souffle les univers contrastés de ces créateurs.

Noire égal plus de Brice Gatinet ouvre la partie. Nous plissons d’abord les yeux – et pour cause, puisque le percussionniste n’est éclairé que par une source lumineuse placée sur le devant de la scène et projetée sur un écran blanc (derrière lui) contrôlé par les mouvements du danseur Frank Gizycki. C’est bien dans cette ambiguïté d’ombre(s) et de lumière(s), et leurs transformations, que le compositeur cherche une mise en mouvement commune. Une contrainte instrumentale : le vibraphone. Détourné de son utilisation usuelle avec ou sans pédale, l’instrument est « préparé », une partie du registre grave étouffée, jouée avec billes et balais. Cette forme d’hybridation n’est pas dans la négation du support instrumental ; encore une forme d’ambiguïté qui s’exprime dans une pièce bien ficelée.

« Qu’est ce que je peux faire avec un marimba ? Je n’ai aucune envie de parler à un marimba… Mais qu’est-ce que je vais bien faire d’un marimba ? ». C’est en tentant de répondre à cette série de questions que s’est développé Stop Making Sense de Benoît Montambault. Si l’instrument s’hybride encore (clavier étouffé, ajout de percussions métalliques sur les cordes du clavier supérieur, etc.), l’idée forte de la pièce est plutôt dans la synchronisation des gestes instrumental et chorégraphique. Ici, c’est bien le danseur qui étouffe lames et percussions résonnantes dans un double ballet. L’œuvre se termine sur la frénésie du danseur, resté seul en scène, dans une variation rythmique autour de cette « partie d’étouffements » (comment ne pas penser aux travaux de Thierry de Mey ?).

Un lâché de cannettes s’écrasant sur le sol dans un grand fracas constitue la transition vers Artifice(s) de Fabian Gonzales. Instruments hétéroclites, encore, mais cette fois couplés aux transformations électroniques et sons générés par ordinateur. Dans un univers de percussions métalliques la première partie de la pièce explore multiplications, transformations et prolongements de l’impact instrumental, tandis que la seconde tend vers la saturation et une ambiguïté permanente entre sources instrumentales et partition électronique. L’action chorégraphique gagne des implications sonores : dans un premier temps au sol, le danseur se meut, entre gestes et sons, dans le tapis de canettes constitué. De bien belles choses dans cette page.

Enfin, cet Artist Diploma se referme sur Interférence pour vibraphone solo de Denis Fargeton. Même contrainte instrumentale que dans Noire égal plus, mais traitée de manière fort différente. Ici, pas de « préparation » de l’instrument (au sens de John Cage) ou de transformations électroniques, mais une confrontation directe avec son essence même. Jouant du contraste entre le son sec et percussif du vibraphone (sans pédale) et la complexité sonore déclenchée par le moteur et la rotation des ailettes, le compositeur explore le champs des possibles entre combinaisons de strates rythmiques et relations complexes entre timbre(s) et polyrythmie(s). Là est l’enjeu qui relève le défi peu aisé de l’écriture d’une pièce pour vibraphone solo. En explorant différentes formes et mises en relations entre musicien et espace du danseur, Galdric Subirana ouvre une belle réflexion en ce domaine, par un projet maîtrisé et bien construit. Aux riches propositions des compositeurs répondent deux interprètes de grande valeur, convaincant et captivant l’attention de bout en bout. Restons à l’affût et suivons les de près… Un autre projet de même nature à venir ?...

NM