Chroniques

par bertrand bolognesi

Johnny Johnson, Lady in the dark, One touch of Venus
atelier Kurt Weill par Ecuador et Jean Lacornerie

Académie Festival des Arcs / l'Hôtel du Golf
- 19 juillet 2004
le compositeur berlinois Kurt Weill joué à l'Académie Festival des Arcs 2004
© dr

Après trois heures de TGV, un lent tortillard monte tranquillement de Chambéry à Albertville en s'arrêtant dans de nombreuses petites villes, jusqu'à Bourg-Saint-Maurice, capitale de la Haute Tarentaise. Là, il ne reste plus qu'à monter aux stations, en funiculaire, en voiture ou à bicyclette. Les Arcs regroupent quatre lieux : Arc 1600, le premier village de vacances à avoir été inauguré en 1968, et les plus jeunes et élevés Arcs 1800, 1950 et 2000. Charlotte Perriand, architecte proche de Le Corbusier, a conçu ce lieu dans une certaine unité, et observé une charte dont on repère aisément les impératifs : appartements ouverts sur la montagne par une baie vitrée, alignement des baies sur une même exposition au soleil, rideaux colorés distribués sur les façades selon des cycles précis, espaces intérieurs optimisés, etc. – autant de choix qui rappellent le père d'autres cités radieuses.

Durant trois jours, nous avons eu le plaisir de vivre l'Académie Festival des Arcs entre un passionnant atelier de la compagnie Ecuador, quelques cours d'interprétation où la jeunesse rencontre l'expérience, les répétitions d'œuvres chambristes que les stagiaires ont décidé de mettre en chantier (et qu'ils travaillent devant des professeurs qui ne sont pas nécessairement ceux qui pratiquent leurs instruments, recueillant ainsi les précieux avis qu'offre toujours une telle transversalité), le concert du soir sous chapiteau et, bien sûr, les « bruits de bataille », échos de répétitions, réactions au concert de la veille et autres propos que s'échangent auditeurs, musiciens (élèves et maîtres), faisant se rejoindre ici deux temps : celui de la montagne et celui de la musique, dans une complétude exaltante.

On le sait, certains musiciens aiment à skier. Après une journée de neige et de vitesse, quoi de plus naturel que de se retrouver entre amis, chacun avec son instrument, et de faire sonner une sonate, un trio, une danse ? Aux Arcs, c'est ainsi que tout commence, il y a trente et un ans. Puis les choses s'organisent rapidement jusqu'à suivre la définition actuelle : matinée de cours, après-midi de répétitions et concert le soir, donné par les enseignant de l'Académie (qui désormais a lieu en été), ouvert gratuitement à un public inhabituel. En effet, par son contexte, le climat particulièrement détendu, et la gratuité, le festival fit naître un nouveau public. Si des mélomanes font tout exprès le déplacement, si des amateurs de musique qui se reposent dans les alpages peuvent au hasard nourrir leur passion, des vacanciers découvrent ici une musique qu'ils n'écoutaient peut-être pas, qu'ils pensaient assez loin d'eux et qu'ils peuvent approcher en toute simplicité. Parmi ceux-là, certains devinrent au fil des années d’invétérés aficionados, et l'on aime à croire que ne se forment pas aux Arcs que les musiciens de demain, mais aussi le public qui remplira un jour les salles où ils joueront.

Notre première approche se fit dès lundi, à l'Hôtel du Golf, avec un atelier Kurt Weill [photo]. Ecuador a été fondé par le metteur en scène Jean Lacornerie il y a une douzaine d'années, à Lyon. Il a présenté de nombreux spectacles, tant dans le domaine du théâtre que du « théâtre musical » – le terme demeure imprécis : il s'agit d'un théâtre qui rassemble des qualités d'acteur et de chanteur dans un contexte autant musical que dramatique, sans qu'il s'agisse d'opéra. Depuis dix ans, Ecuador est présent aux Arcs. Accueillant des stagiaires, Bernard Yannotta – qui, avec Michel Dalberto, dirige l'Académie Festival depuis cinq ans – et Jean Lacornerie travaillent avec eux sur un projet dont ils présentent quelques aspects au public sous forme d'atelier. L'été suivant, ils approfondissent leur appréhension, avec une distribution établie, et répètent ce qui deviendra le nouveau spectacle de la compagnie. C'est ainsi que s'est construit le projet Gerschwin (Pour toi, Baby), tourné tout au long de la saison 2003-2004, repris en octobre prochain au Théâtre de La Renaissance (Oullins) qui accueille aujourd'hui Ecuador, ainsi qu'à Paris, (Théâtre Silvia Monfort).

Après les spectacles Kagel, Weill, Gershwin, Bernstein et Nyman, Ecuador s'atèle à la période américaine de Kurt Weill. Fuyant la montée du national socialisme en mars 1933, le compositeur choisit d'abord de vivre à Paris. C'est là qu'il écrit trois chansons en français sur des poèmes de Cocteau. C'est également là que le déçoit le public français – quelques pages extraites de son Silbersee sont huées et dénigrées par la critique – jusqu'à le décider à repartir, pour New York cette fois, à l'automne 1935. Il s'adapte vite à la vie nord-américaine et produit dès 1936 Johnny Johnson, pas à proprement parler une comédie musicale mais une pièce de théâtre avec songs, que créera Lee Starsberg. C'est une œuvre charnière : volontiers surréaliste (on y entend chanter la Statue de la Liberté, un chœur de canons ; on y fait des traités de paix sous l'effet d'un gaz hilarant, etc.), Johnny Johnson évoque Dobrý voják Švejk (Le brave soldat Chveik) de Jaroslav Hašek, dans un climat humoristique à la fois loufoque et très sombre, proche du Hop la ! Nous vivons d’Ernst Töller ou des premières nouvelles désespérées de B. Traven.

Cet un univers est cher à Jean Lacornerie qui, en collaboration avec le Quatuor Debussy, prépare pour mars 2005 Le rêve du Général Moreau de Klabund, auteur expressionniste allemand né en 1891 et emporté trente-sept ans plus tard par la tuberculose (il s’appelait en fait Alfred Henschke) qui écrivit une œuvre importante et engagée, dont certains poèmes furent mis en musique par Paul Hindemith et Hanns Eisler. Après une lecture déjà pleine de relief de Johnny Johnson, nous avons entendu One touch of Venus, comédie musicale de 1943 qui fut créée à Broadway par Elia Kazan, plus réaliste en général, à ce détail près qu'une statue y devient femme. Enfin, l'atelier se refermait sur un ensemble tiré de Lady in the dark de 1940, une pièce avec songs plutôt croustillante où, à travers des séances de psychanalyse, l'on entre dans les cauchemars de la rédactrice d’un magazine de mode qui ne parvient à affirmer ni ses choix de vie ni ses projets éditoriaux. Bien sûr, il s'agit d'un atelier, mais on peut dire, d'ores et déjà, que le projet s'engage sous des auspices prometteurs.

BB