Chroniques

par bertrand bolognesi

Jenůfa
opéra de Leoš Janáček

Opéra national de Lyon
- 1er juin 2005
l'Opéra national de Lyon reprend la Jenůfa (Janáček) de Nikolaus Lehnhof
© onl

Depuis le 10 mai, l'Opéra national de Lyon propose un cycle Janáček quiregroupe trois mises en scènes réalisées par Nikolaus Lehnhof pour le Glyndebourne Festival. C'est l'occasion de retrouver trois destins de femmes : Emilia Marty, Katia Kabanova et, pour commencer, Jenůfa. Si Janáček fut tenté très tôt par l'opéra, Šárka, son premier ouvrage lyrique, achevé dès 1887 – il est alors âgé de trente-trois ans – ne put être représenté à cause de l'opposition exprimée par l'auteur de la pièce qui l'avait inspiré. Cinq ans plus tard, Sa belle-fille, la pièce de Gabriela Preissová, est jouée à Brno, après sa création pragoise de 1890 ; le musicien vit-il la représentation, en connut-il le texte par un autre chemin ? Nous ne saurions répondre... Toujours est-il qu'en 1894, il en tire lui-même le livret de son premier opéra créé, connu aujourd'hui sous le titre Jenůfa quoiqu’il porte en fait le même nom que la pièce d'origine – soit Její pastorkyňa, en langue tchèque – titre qui désigne la Kostelnička comme personnage principal avoué. À l'issue de dix années de travail, l'œuvre est créée à l'Opéra de Brno (21 janvier 1904), gagnant finalement Prague en 1916.

Nous assistons à une tragédie de la filiation qui s'achève dans l'espoir d'un ordre peut-être retrouvé, après la mort d'un innocent livré en victime expiatoire de la psychose familiale. Tout remonte aux fils de Starenka : l'aîné, en épousant une veuve, élèverait Laca, fils d'un autre, et donnerait la vie à Števa. Pour commencer, des demi-frères inégaux socialement, le second héritant des biens du père, tandis que le premier n'aura rien ; de même Števa, petit-fils direct de Starenka, aura-t-il toujours la préférence de la grand-mère, au dépit de Laca qui s'estime lui-même toléré plus qu'aimé par cette famille. Parallèlement, le premier mariage du frère cadet de leur père eut pour fruit la belle Jenůfa. Veuf à son tour, l'oncle s'unit à la Kostelnička sans qu'un enfant naquît jamais de leur amour. La petite est élevée par sa belle-mère, bientôt veuve elle aussi. Avec ses allures de mythe l'intrigue s'élève jusqu'à imaginer Jenůfa convoitée par les demi-frères (ses cousins). Cédant au plus charmant, le séduisant Števa, elle met secrètement au monde leur fils.

C’est alors qu’intervient activement la Kostelnička, affectueuse et sévère comme une grande prêtresse qu'elle est peut-être, puisqu'elle immolera l'enfant. En ce petit être se cristallise l'histoire de la famille. Le crime découvert, Števa est puni par un manque de courage rendu soudain public, la Sacristine expie, déchue d'une supériorité aristocratique jusqu'alors intouchable, alors que Jenůfa et Laca se marient enfin, comme libérés d'une malédiction ancestrale que leur sang portait peut-être (tel ce terrible portail rouge sur lequel s'ouvre le rideau).

Cette interprétation, moins dix-neuviémiste qu'on s'y attendrait, inspire la mise en scène de Lehnhof où les actes de chacun semblent dictés par une instance supérieure dans un but que le final révèle assez évidemment. Les villageois indignés qui brisent les vitres de la maison pour l'envahir ressentent eux aussi qu'un sens suprême leur échappe, et s'y soumettent comme à un mystère divin. En parfaite adéquation avec cette option, la direction de Lothar Koenigs conduit ces forces inexorables jusqu'à l'accomplissement du sacrifice. Au déchaînement passager succède une étrange sérénité. Contrastée, violente, tempétueuse, cette lecture trouve une paix nouvelle.

Sur scène, la Jenůfa d’Orla Boylan ne convainc guère : techniquement irréprochable, doté d'un aigu pénétrant, le chant s'avère étrangement dépassionné, conférant au personnage une discrétion rapidement assimilable à de la froideur. Valentin Prolat est un vaillant Števa qui offre une voix formidablement saine et un jeu franc comme ses bondissements d'enfant gâté. Plus nuancé, usant d'un art qui sait prendre des risques mais aussi les surmonter magnifiquement, Štefan Margita porte son Laca a un très haut degré d'expressivité et de présence. L'aigu est direct, tour à tour cinglant ou tendrement suave, l'ensemble de la voix plutôt large et le legato somptueux. Les qualités des deux ténors caractérisent idéalement leurs rôles. Confortablement sonore, Jonathan Veira est un contremaître peu soigné. Vanessa Woodfine campe d'une voix facile une Karolka pétillante, tandis que Gail Pearson compose un Jano attachant.

Imprévisible, Anja Silja ne chante pas la Kostelnička : elle est la Kostelnička ! Si, lors des dernières fois où l'on put entendre cette immense artiste, l'on émit quelques réserves quant à l'état actuel de sa voix, étant entendu que l'excellence de son art jamais ne fût en cause, on peut comprendre ce soir qu'après une cinquantaine d'années de carrière, tout ce qui fait la richesse de cette voix ne soit pas toujours au rendez-vous. Aujourd'hui sans faille, elle est proprement stupéfiante : affirmant une endurance qu'on jurerait inépuisable, son organe libère la multiplicité expressive du timbre dès les premières notes, jusqu'à ne faire plus qu'un avec le personnage, joué comme jamais. L'émotion est extrême, intenses l'énergie et la charge dramatique. À l'inimaginable engagement du jeu répond une puissance vocale parfois terrifiante, qui plus est sur tout le registre. On ne saurait applaudir une telle incarnation : elle fait frémir, trembler, vous obsède et vous dévore tout crus.

BB