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Chroniques
Jenůfa
opéra de Leoš Janáček
En animateur fidèle de la scène lyrique, le nouveau directeur général de l’Opéra national du Rhin, Marc Clémeur, emportait dans ses valises deux productions qu’il commanda pour l’Opéra des Flandres : Richard III de Giorgio Battistelli, créé à Gand en février 2005 et dont Strasbourg accueillit la reprise en septembre dernier, et cette Jenůfa donnée en 2004. Ces deux spectacles étaient confiés à Robert Carsen dont on retrouve ce soir la justesse d’analyse.
Imaginée sur un plateau de tourbe, en soi suffisamment évocateur du lieu de l’intrigue sans qu’il soit nécessaire d’en appuyer la figuration, cette mise en scène définit des espaces par l’articulation de portes et de fenêtres cérusées, somptueusement dessinées par la chaude lumière rousse de Peter van Praet. Par une direction d’acteurs précise et parfois subtile, Carsen fait vivre son dispositif, happant le public dès le lever de rideau. Il est cependant regrettable que, durant une bonne partie du premier acte, ces éléments constituent un paravent qui retient doublement les voix dont il limite naturellement la projection, problème doublé par le sol de terre qui fâcheusement les absorbe. Cela dit, dès la scène du chœur, les sons se libèrent, la scénographie ainsi conçue ayant le principal avantage de concentrer l’écoute de chacun sur l’intimité du drame.
La création de multiples barrières circonscrit les amours de ce petit monde dans des limites cruellement définies : l’on s’y aime pour de mauvaises raisons, s’y épouse par petits arrangements avec ses sentiments et la réalité sociale, etc. – de voir ces gens évoluer derrières les décors ou dans les ombres qu’ils portent nous le rappelle sans cesse. Bien vue la grande fébrilité qui habite chacun dès les premiers pas de la représentation, désignant un danger omniprésent, dans un rythme haletant. Certains moments dominent, comme celui des villageois chantant frontalement, sans un geste, mine résignée, un « Chaque couple doit supporter ses épreuves » bouleversant, ou l’énergie désespérée de la Sacristine qui en vain hurle dans la nuit un ultime Števa !
Défendu par un Chœur de l’Opéra national du Rhin dont les artistes s’avèrent généreusement engagés, tant vocalement que dramatiquement, l’opéra de Janáček bénéficie d’une distribution qui, bien qu’inégale, se révèle efficace. L’on en oubliera vite le Števa de Fabrice Dalis, voix manquant de conduite qui accuse une grande instabilité dans son émission comme dans sa projection. Peter Straka donne un Laca impétueux, proprement effrayant, dont il nuance sensiblement le chant, mais ne disposant pas toujours des moyens requis par le rôle. La Jenůfa d’Eva Jenis paraît prudente, au premier acte, puis se libère et livre une incarnation d’une poignante musicalité.
Quant à la partie de la Sacristine, se pose toujours la même question : est-il préférable de la donner à un grand mezzo ou à un soprano dramatique ayant pris de l’âge ? Ce soir, Nadine Secunde s’en sort honorablement, pour ce qui est de la prestation vocale, et brûle les planches quant à la composition théâtrale. Les rôles secondaires sont plutôt bien tenus : Karolka attachante au timbre accrocheur de Sylvia Kevorkian, Tatiana Anlauf parfaitement persifleuse en Femme du maire, ledit Maire étant assez maladroitement tenu par la puissante basse russe Andreï Zemskov – un diacre ! –, tandis que Menai Davies offre à la Grand’mère un timbre d’une pureté toute douceur et consolation.
À la tête d’un Orchestre Philharmonique de Strasbourg en forme olympique – ce même orchestre qui demain fédèrera quelques douze ou treize mille personnes sur les pelouses du Jardin des deux rives [concert disponible sur le site Arte Live Web] –, Friedemann Layer cisèle au drame qui se soude précisément en ses ostinati, figure principale de la musique de Janáček, un relief chambriste, incroyable de clarté, dans une régularité implacable. Chez ce chef, l’on retrouve également une certaine tendance à écraser parfois la dynamique dans les tutti plus musclés, mais rien qui ternit l’interprétation.
BB