Chroniques

par monique parmentier

Jean Tubéry dirige La Fenice
avoir vingt ans en chantant le Cantique des cantiques

Collège des Bernardins, Paris
- 12 février 2010
Jean Tubéry joue le Cantique des cantiques aux Collège des Bernardins (Paris)
© philippe matsas

La Fenice fête ses vingt ans. Jean Tubéry, chef et directeur artistique de l'ensemble, offre au public parisien un concert qui restera inoubliable. Dans l'acoustique idéale de ma nef des Bernardins résonnent les chants d'amour du Cantique des cantiques, pour la première fois depuis plusieurs siècles pour certains d'entre eux. Ce programme fait redécouvrir toute la sensualité de cette poésie aux origines du baroque, permet à la voix d'exprimer les nuances infinies de l'amour poétique jusqu'à l'érotisme.

Le concert, qui se présente comme un livre, délivre des calligraphies subtiles et secrètes aux volutes élégantes à chacun de ses chapitres. Le Cantique des cantiques est un ouvrage mystérieux, poèmes d'amour dont la tradition raconte que Salomon en est l'auteur, ce grand roi qui osa s'abandonner à sa passion pour la reine de Saba, venue du cœur de l'Afrique, pays mythique aux fragrances envoûtantes, chantant l'amour jusqu'à l'obsession, la séduction fatale, le don de soi total à l'être aimé. L’esthétique baroque est peut-être celle qui pouvait le mieux en enlacer les nuances délicates et voluptueuses.

Durant cette période, nombreux furent les compositeurs qui mirent le Cantique des cantiques en musique, s'obligeant à adresser officiellement ces mots d'amour à… la Vierge Marie. Si de nos jours personne n'est dupe, le fait put parfois provoquer à l'époque. Ici, la quintessence des origines de la musique baroque est artistiquement rassemblée. Claudio Monteverdi dans un extrait des Vêpres de la Vierge (Nigra sum, sed formosa) et Heinrich Schütz dans un passage des Psaumes de David (Anima mea liquefacta est) sont les plus grands maitres. Avec les musiciens de La Fenice, Tubéry sublime toutes les nuances de ces partitions par une direction attentive et précise. Aux deux chanteurs il livre un accompagnement somptueux.

Car tout est dialogue, dans cette musique. D'abord celui du couple qui se découvre puis se donne. Jan van Elsacker, au timbre noble et ardent, consume les mots de cette passion. Chantant parfois par cœur, sa théâtralité exprime avec une fougue retenue, mais brûlante, cet amour qui se cherche. Dans le plain-chant, la voix se désincarne pour de brefs instants, recréant l'héritage du Moyen Âge qui faisait prière la supplique amoureuse. La voilà flamme incandescente et passionnée dans Vulnerasti cor meum et plus encore dans le second bis, l'un des plus fervents duos d'amour de l'opéra, Pur ti miro, pur ti godo.

Par son timbre clair, frais et rayonnant, le jeune soprano espagnol Nuria Rial incarne l'image idéalisée de la femme inaccessible, belle, enchanteresse. Et si, dans la première partie du programme, on put regretter que le regard ne s'adressât qu'à la partition, elle parvient progressivement, grâce à la complicité de Jan van Elsacker qui s’avance, tend les bras vers elle jusqu’à la détourner du pupitre où le trac la rivait, à laisser l'émotion la gagner.

Le dialogue des amants s'enrichit grandement des échanges raffinés avec les musiciens. La direction de Jean Tubéry ménage aux voix la suavité du discours. Maître de l'ornementation, au cornet à bouquin comme à la flûte, il crée un tissu orchestral de pourpre et d'encens. Dans Surge, propera, ses trilles séduisants évoquent le charme de la douce « colombe », « mon amie, ma belle ». La basse continue est luxueuse. À l'orgue comme au clavecin, David van Bouwel souligne les contrastes ; du premier il apporte le velours, du second la clarté de l'onde. Au théorbe, Juan Sebastian Lima fait palpiter l'or, le sable et les larmes. À la viole de gambe et à la lirone, les improvisations de Lucas Guimarães cisellent les ombres, les senteurs violentes ou entêtantes du musc et de la myrrhe. Au violon, Katharina Heutjer permet aux parfums enivrants de s'élever, appuyant d'une note de spiritualité l'entrelacs d'une chevelure que le vent emporte avec une sensualité trouble. À la flûte, elle accompagne Jean Tubéry dans la Bergamasca a tre d'Uccellini, avec agilité et dextérité, nous entraînant dans un mouvement grisant. Leur complicité avec les chanteurs est un vrai bonheur, d'une virtuosité jamais gratuite.

Dans cette nef qui fait salle comble, une ovation salue ces artistes qui permirent au Cantique des cantiques d'irradier d'un amour à l'absolu capiteux et exaltant. Subsiste le sentiment d'avoir vécu un instant d'une irréalité digne des plus beaux rêves.

MP