Chroniques

par bertrand bolognesi

Jean Deroyer dirige Court-circuit
trois créations signées Castellarnau, Posadas et Verunelli

ManiFeste / Centre Pompidou, Paris
- 20 juin 2015
Leonardo da Vinci : Madonna del garofano © Bertrand Bolognesi
© b. bolognesi, 2010 | leonardo da vinci – madonna del garofano, 1473

Voici ManiFeste arrivé au seuil du troisième tiers de son programme 2015. Une quinzaine de jours après la création du cycle orchestral complet Tour à tour de Philippe Hurel [lire notre chronique du 5 juin 2015], c’est à la musique de chambre du compositeur français que s’attelle le festival annuel de l’Ircam. Cette soirée intitulée Philippe Hurel 2 présente deux pièces faisant partie d’un triptyque d’une demi-heure environ : D’un trait pour violoncelle solo (2008), Trait pour violon solo (2013) et Trait d’union pour violon et violoncelle (2013). Nous entendons d’abord D’un trait, écrit pour Alexis Descharmes qui le créa à Birmingham le 7 juin 2008. Cette pièce de concours est toute d’insistance, de turbulence, d’interrogation et de revendication, affirmant un trépidant je-suis-là presque irascible, sinon sauvagement présent. Son dédicataire la donne ici avec un engagement évident, fidèle à son « caractère impétueux » tel qu’évoqué par l’auteur dans la notice de l’œuvre. Au milieu, il y a Trait conçu pour la violoniste Alexandra Greffin-Klein qui en donnait la première en septembre dernier à Paris, puis un troisième volet où se rejoignent ce soir les deux instrumentistes – et c’est peu dire qu’ils se rejoignent, vu que cette page les fait jouer toujours en même temps, dans une respiration commune, sans alternance rythmique véritable mais seulement quelques effets d’écho générés par de menus décalages ménagés par le partage de certains traits. Notons au passage que Trait d’union fut créé au Festival Messiaen au Pays de La Meije le 1er août 2013, onze jours après la disparition accidentelle du jeune compositeur colombien Luis-Fernando Rizo-Salom auquel il est dédié.

Autour de ces interprétations qu’on dira drues, l’ensemble Court-circuit – dont Hurel est co-fondateur (1991) et directeur artistique – présente trois créations mondiales. Ainsi découvre-t-on Antropofauna (pour flûte piccolo, clarinette basse, basson, saxophone soprano, percussion, piano, violon, alto, violoncelle, contrebasse et électronique) de Carlos de Castellarnau (né en 1977), élève du cursus de composition et d’informatique musicale de l’Ircam. Le titre est un emprunt à l’une des dernières séries de toiles du peintre canarien Manolo Millares (1926-1972) auquel le musicien catalan rend hommage. La fascination qu’il ressent devant le travail de ce plasticien a conduit Castellarnau a concentrer sa propre démarche dans la puissance du geste et la réalisation de textures qui pourraient évoquer une « choséité » du matériau et de l’acte pictural. Une aura presque psychédélique date Antropofauna (2014/15) dans ce regard particulier d’une génération sur celle d’avant-hier. Par-delà une curieuse pauvreté rythmique, la pièce est traversée d’une indéniable énergie qui bosselle, claque et gifle.

En ouverture de concert Jean Deroyer et Court-circuit donnaient un nouvel opus de la passionnante et fort inspirée Francesca Verunelli. On retrouve l’inventivité minutieuse de l’Italienne dans Cinemaolio (pour flûte, clarinette, piano, violon, alto et violoncelle) qui imagine une mécanique de cinématographe fonctionnant à l’huile (d’où le titre : cinéma à l’huile). Un génie joueur met en branle un ostinato d’horlogerie à la régularité trompeuse. Au tic tac faussement imperturbable du piano, colonne vertébrale d’une première section, succède un autre système qui ponctue des accords. Dans l’alternance surarticulée de sons brefs et de sons « miaulés » surviennent des réminiscences fragmentées du moment initial. Après un grand crescendo qui va s’accélérant, une respiration lapidaire laisse le piano développer des hésitations percussives. Voilà une pièce qui s’auto-régénère toujours plus, qui tisse, détend, surpique, mijote, déglace, brode, émulsionne et même « dresse ». Les épices pleuvent et le liant des souffles fait le reste, jusqu’à des jeux qui disloquent la perfection, creux de surplace ou cri saturé de la clarinette, voire drôle de beuglante déglinguée. Cinemaolio (2014, commande de l’État) révèle une virtuosité d’écriture magistrale.

Pour finir, Tres pinturas imaginarias (pour clarinette, saxophone, basson, violon, alto, violoncelle et contrebasse) d’Alberto Posadas (2014, commande de l’État), dédié à la mémoire du musicologue, éditeur et homme de radio Armin Köhler, directeur des Donaueschinger Musiktage de 1992 à sa mort, le 15 novembre dernier. En trois épisodes, le musicien espagnol explore des techniques picturales radicalement différentes. Les envahissantes ondulations propulsées par l’accroche rugueuse de la colophane relayée a contrario par le fondu des vents déclinent Sfumato, enchevêtrant ses envolées dans des voiles au statisme paradoxal, à l’instar de « cette superposition délicate de couches de peinture qui évite soigneusement le précision du contour et donne l’impression d’un éloignement qui accentue la profondeur due champ », précise Posadas à propos de La madonna del garofano de Leonardo da Vinci (1473), contemplée à l’Alte Pinakothek de Munich [photo]. Contrariant la régularité par l’accentuation, Variaciones perforadas sobre un tema de Mondrian marie des motifs répétés sur des tenues furieuses, sifflant dans des cases, pour ainsi dire, pour mieux rebondir de l’une à l’autre, dans l’étourdissement d’une marelle infernale. La réinvention d’un élan résolument primaire s’empare de Tachisme dont l’extrême expressivité dynamique happe l’écoute.

BB