Chroniques

par marc develey

Jean-Claude Pennetier et Vox Clamantis
Ferenc Liszt | Via Crucis

Festival International de Piano de La Roque d'Anthéron / Temple, Lourmarin
- 8 août 2011
Jean-Claude Pennetier et Vox Clamantis
© leslie verdet

Atmosphère peu recueillie en début de ce concert ancré pourtant dans une méditation des deux derniers Mystère Douloureux : le portement de Croix et la crucifixion, tels qu’ont pu les recevoir un XIXe siècle prompt à la fureur surexpressive et passionnée de l’Idéal. Il aura fallu deux sonneries de portable et autant de faux-départs pour que Jean-Claude Pennetier parvienne à délivrer la première mesure du Pater Noster extrait des Harmonies poétiques et religieuses S.173 de Ferenc Liszt. Dans le velours d’un son tout de rondeur exquise, soutenu par une pédale parcimonieuse, le mezzo-piano de la prière rompt alors la coque indéhiscente du monologue intérieur, délivre le silence et porte les ultimes verticalités de l’harmonie à hauteur d’émotion chorale, notes délivrées dans une émouvante ferveur.

Dans un style grégorien épuré, le chœur entonne alors le Graduel Christus factus est. La monodie, délivrée par un pupitre masculin d’une belle homogénéité, évoque le sacrifice de la Croix avant que le discret tutti du répons n’exalte dans une paix fluide le nom du Christ, super omne nomen, au-dessus de tout nom.

Mais la porte des réminiscences du chemin de croix ne pouvait probablement s’ouvrir sans que ne soit rappelé le fond d’angoisse dont se gagne seule la paix du Christ. Écrit en 1859 à la mort de son fils Daniel, le Prélude pour pianoWeinen, Klagen, Sorgen, Zagen S.179 de Liszt évoque, à la suite de la Cantate BWV 12 de Johann Sebastian Bach dont il s’inspire, le « pain de pleurs des chrétiens portant la marque de Jésus ». Le lamento chromatique qui perfuse l’œuvre tient dans son lit de douleur un chant d’une poignante intériorité. Perlés en larmes et son très ample se mettent au service d’une désolation explicite et d’une violence dont le kitsch musical (Adorno) convient ici à l’intensité engagée du propos, caractéristique de l’époque de sa composition. Des rappels dans l’aigu du dernier mouvement de la Sonate en si mineur, composée quelques années auparavant, alternent avec des anticipations de Moussorgski baignées d’une autre tradition chrétienne. Dans un phrasé souvent poignant, le pianiste traverse avec résolution la terror mortis que symbolisent les audaces de l’harmonie, avant de laisser fleurir l’exultation d’abord élégiaque puis triomphale de pages finales, toutes habillées de gammes ascendantes et de trilles enthousiastes, dont la tonalité majeure rappelle l’espérance et la certitude de la foi. Profondément habité, le jeu redonne chair à une spiritualité aussi forte qu’emphatiquement démonstrative, dont le soliste procure ici quelque intelligence, en des temps où pareils chemins de foi ne sont plus guère pratiqués.

L’anticipation par le chœur du Via Crucis S.53 de Ferenc Liszt, par l’exposition de l’hymne grégorienne dont est tirée son ouverture, rappelle toutefois qu’il y eut au XIXe siècle un appétit pour une forme de dévotion plus intériorisée. L’équilibre élégant et velouté des voix dans ce Vexilla Regis chantent la vie engendrée par la mort et complètent d’un réel apaisement les démesures lisztiennes, antichambre recueillie propre à rappeler le sens ultime du Chemin de Croix, tenu tout entier pour la foi chrétienne dans la Résurrection du Crucifié.

Composé dans les dernières années de la vie de Liszt, témoignage d’une spiritualité à l’expression (relativement) plus épurée, voire austère, le Via Crucis pour piano et chœur est la pièce clef de ce concert éponyme. Dès le Vexilla regis introductif, le piano se fond dans la splendeur sobre d’un chœur d’une touchante et discrète présence. Le salut à la croix – « O Crux » –, seuil initial à l’enchainement des Stations, déplie des harmonies presque russes, tandis qu’une violence pianistique déclamatoire, aux portés expressifs, introduit la condamnation initiale, servie par un solo de basse à saveurs de basson. Après les notes tremblées dans le style du vieux Liszt, le ténor salue à nouveau la Croix, énonciation dramatique et claire ; enserré par un étouffant ostinato, le piano resserre l’horizon épuisant de la marche jusqu’au premier cri, première chute sobrement énoncée par le chœur ; sopranos et mezzos servent a capella un Stabat Mater dont la simplicité dolente fait honneur à la direction de Jaan-Eik Tulve, malgré quelques départs parfois brouillons.

Deux styles, pour les deux rencontres qui suivent : chromatisme dans des saveurs presque françaises, colorés d’un rubato léger toujours délicatement inspiré, pour la rencontre avec la Sainte Mère ; teintes grises magnifiant l’intensité des ritenuti, lorsque Simon de Cyrène intervient pour alléger un temps la marche épuisante. Quelques gouttes dramatiques, dans un style qui n’est pas sans rappeler Janáček, évoquent au piano les soins de Sainte Véronique, avant qu’un chœur, peut-être incommodé par la chaleur, ne s’installe avec quelques imprécisions encore peu fréquentes dans la fort recueillie et apaisante adaptation du choral fameux « O Haupt voll Blut und Wunden ». L’intense et bref final pianistique de cette Station se clôt sur une délicieuse demi-cadence, suspens angélique, que la seconde chute du porteur de Croix résout brutalement, dans un pathos plus définitif que la précédente.

L’ouverture instrumentale de l’adresse aux Femmes de Jérusalem évoque le Debussy des Pas sur la neige ; les attaques du mezzo restent peu nettes sur les voyelles dans cette page quasi récitative ; sonnerie de trompette, et les dernières mesures s’éteignent dans un roulement grave. Le mouvement tragique de la troisième chute introduit au dépouillement des vêtements, servi par la diction désespérée du piano dans la moire poignante de ses graves, avant l’inexorable Crucifige.

La plus longue Station douzième, punctum de la déploration où se disent l’agonie et la mort, permet au mezzo l’émotion d’un étonnant et très juste tremblé (« Eli, Eli »), tandis que le piano déploie une surprenante profusion de styles dans une ample dynamique ; s’il accuse ici une certaine fatigue, le chœur ne lâche rien quant à la qualité de sa présence, notamment dans le doux et digne choral « O Traurigkeit ». Énoncé obstiné d’une insolite délicatesse, la descente de Croix est marquée par le pianiste d’accords aux résonnances fantomatiques dans une maîtrise parfaite de l’acoustique et un sens de l’élégie habitée de retenues discrètement lyriques. À la déposition finale suit un ultime salut à la Croix, « Ave Crux » presque charnel dans son épiphanie harmonique, marquant la fin de cet émouvant concert d’une rare intelligence et d’une authenticité peu commune quoique discrète, qui se présentait aussi comme une introduction sensible à la foi qui avait donné naissance à l’œuvre dont il faisait son cœur.

MD