Chroniques

par gilles charlassier

Internationales Mahler Festival Leipzig
concert 7 | New York Philharmonic Orchestra, Alan Gilbert

Gewandhaus, Leipzig
- 23 mai 2011
Gert Mothes photographie alan Gilbert et Thomas Hampson à Leipzig
© gert mothes

Sous la légendaire ère Bernstein, le New York Philharmonic Orchestra gagna sa place au panthéon des grandes formations mahlériennes. Après des saisons un peu assoupies sur l’héritage, Alan Gilbert, son nouveau directeur musical récemment appointé, a, dès sa nomination, revivifié la tradition. De manière symbolique, il a programmé pour son concert d’inauguration, en septembre 2009, la Symphonie en ré mineur n°3. Ce soir, pour l’avant-dernière étape d’une tournée en Europe, nous entendrons deux incarnations du mittleren Mahler-Stil (le style mahlérien du milieu) [lire notre chronique du 21 mai 2011].

Composés entre 1901 et 1904, dans sa retraite estivale près du lac Wörthsersee, les Kindertotenlieder sont, avec les Rückert Lieder, les premières œuvres où Mahler sollicite avec une économie expressive nouvelle les couleurs et les timbres des instruments. Du cycle de quatre cents poèmes composés par Friedrich Rückert à la mort de ses deux enfants, victimes d’une maladie probablement similaire à celle qui emportera Maria Anna, la fille aînée de Mahler, en 1907, le compositeur en a retenu cinq pour élaborer une progression dramatique, de la contemplation mélancolique de Nun will die Sonn’ so hell aufgehn (Et maintenant le soleil va se lever radieux) à la palpitation désespérée de remords du dernier Lied, In diesem Wetter (Par ce temps) – significativement le seul à être écrit pour un effectif plus puissant – en passant par la déploration de Nun seh’ ich wohl, warum so dunkle Flammen (Je sais maintenant pourquoi de si sombres flammes), les accents de balade triste aux hautbois, cor anglais et clarinette de Wenn dein Mutterlein (Quand ta petite mère) et l’amertume d’Oft denk’ich (Je me dis souvent).

Attentif à l’économie de moyens du cycle, Alan Gilbert fait preuve de retenue, veillant à l’équilibre des pupitres et autorisant un rubato discret, délicatement expressif et fuyant. Thomas Hampson souligne l’homogénéité du cycle avec celle de sa couleur vocale, en se mêlant aux timbres de l’orchestre sans chercher à les dominer. On frôle parfois une certaine monochromie herméneutique. La clarté et la précision de la diction, ainsi que le charisme indéniable du baryton américain, autorisent à ne pas s’attarder sur ces réserves.

Depuis Beethoven et Bruckner, une Cinquième ne peut être qu’un cheminement progressif et conflictuel de l’ombre vers la lumière. Dans la sienne, Mahler ne s’est pas dérobé à ces attendus de la tradition – même si une telle dramaturgie est déjà à l’œuvre dans la Symphonie n°2 [lire notre chronique du 18 mai 2011]. La répartition des cinq mouvements de manière symétrique autour du scherzo central constitue le premier exemple de recherche de perfection formelle chez le compositeur austro-hongrois. Jusqu’alors, les atmosphères se succédaient selon une logique de juxtaposition plus dramatique que strictement musicale, souvent hétérogène et contrastée, dans un projet d’embrasser la diversité du monde – Mahler ne répétait-il pas qu’ « une symphonique doit être comme tout le monde », mêler le trivial et le sublime ? On peut comprendre la Symphonie en ut dièse mineur n°5 comme sa première œuvre de musique pure.

La première partie, sombre et implacable – une lueur d’espoir point à la fin du deuxième mouvement – se compose d’une marche funèbre, Trauermarsch, In gemessenem Schritt, Streng, Wie ein Kondukt (marche funèbre, d’un geste mesuré, strictement, comme un cortège), suivie d’un allegro, Stürmisch bewegt, Mit grösster Vehemenz (d’un mouvement orageux, avec une grande véhémence). La souplesse de la battue arrondit le Scherzo central, Kräftig, Nicht zu schnell (avec force, pas trop vite) et favorise un équilibre des couleurs et des textures, soulignant ainsi l’ambivalence émotionnelle du mouvement. L’allegretto pour cordes seules, Sehr langsam (très lent) a connu une fortune telle que les images du film de Visconti viendraient aisément s’inviter dans l’imaginaire de l’auditeur. En évitant de succomber au charme de la morbidité, Alan Gilbert fait respirer l’apaisement consolateur de cette page, certainement plus fidèle en cela aux intentions du compositeur. Avec énergie, mais sans excès, le Rondo-Finale, Allegro conclue la partition avec brio.

Transgressant la réserve qui prévaut dans ce festival, l’orchestre donne en bis un Nachtmusikstück de Bernstein. Hommage à celui qui a porté la formation sur les sommets et dont l’engagement en faveur de la musique de Mahler eut peu d’égal – « Mahler c’est moi » disait-il – mais discrète trahison au style du compositeur ici fêté, avec une écriture à la fois plus légère et plus « compacte », entre Brahms et Gershwin.

GC