Chroniques

par jorge pacheco

Ingo Metzmacher dirige l’Orchestre de Paris
création d’Echo-Daimónon de Philippe Manoury

Salle Pleyel, Paris
- 1er juin 2012
création d’Echo-Daimónon de Philippe Manoury
© philippe gontier

Ingo Metzmacher, le chef allemand dont on garde un très bon souvenir après le War Requiem qu'il donna à la tête de l'Orchestre de Paris [lire notre chronique du 21 janvier 2010], retrouve ce soir la formation française pour un programme faisant pleinement honneur à sa réputation de « vingtièmiste » : Ligeti, Philipe Manoury et le dernier opus de Mahler sont à l'affiche. Le concert se présente d'autant plus prometteur que l'œuvre de Manoury, Echo-Daimónon, concerto pour piano, orchestre et électronique en temps réel, est aussi une création mondiale très attendue – d'où, peut-être, une telle affluence de personnalités reconnues parmi le public. De Ligeti, probablement le seul compositeur né après 1920 à s'être intégré de manière permanente au répertoire des orchestres non spécialistes, bien que de manière encore assez occasionnelle, nous entendons deux œuvres capitales : Atmosphères (1961), donnée en premier lieu, et Lontano (1967) en début de deuxième partie. L'Adagio qui devait ouvrir la dixième symphonie de Gustav Mahler, que le compositeur n'a pas pu terminer avant sa mort, ferme le concert.

Constituant un véritable tournant dans l'Histoire de la musique, Atmosphères est l’une des premières œuvres à s'intéresser de manière aussi explicite à ce qu’on appelle aujourd'hui la texture. Nul profil mélodique défini, nulle sensation rythmique, ni même de timbre clairement identifiable ne se dégagent de cette masse construite à partir de polyphonies saturées et qui semble évoluer lentement entre différents stades de densité. Tel un chef de chœur chevronné, Metzmacher dirige sans baguette, les mains ouvertes en position horizontale ; avec précision et élégance, il obtient de tous les pupitres le même soin du son. Des timbres que l'on croirait issus d'un traitement électronique, des résonances fantomatiques, des battements dont on ignore la source, des tutti orchestraux dans des nuances presque imperceptibles, et autant de sonorités surprenantes parent l'interprétation de cette pièce, dont les musiciens semblent totalement imprégnés. Avec une parfaite maîtrise du temps et de la tension de chaque partie, Metzmacher réserve pour la fin un beau moment d'écoute intense lorsqu’il bat (peut être trop ostensiblement) chacun des temps des mesures de silence laissées par Ligeti.

Un tel début aurait-il placé la barre trop haute ? C'est vraisemblablement le cas. Présenté comme un compositeur « allergique aux études académiques » par la biographie disponible sur le programme (qui, ensuite, énumère abondamment son palmarès académique, ce qui constitue tout de même une contradiction assez flagrante), Philippe Manoury [photo] déçoit profondément. Il est vrai, Echo-Daimónon ne cesse de surprendre par sa virtuosité à intégrer sur un même discours des éléments disparates. Mais nous le savons bien, « science sans conscience n'est que ruine de l'âme » : la succession vertigineuse de situations sonores instables s'enchainant de manière toujours spectaculaire, au sens propre du terme, dégage une dramaturgie histrionique, nerveuse, presque hystérique et somme toute assez peu originale qui devient vite démonstrative et finit par lasser.

Cette surabondance est aussi présente dans la ligne du soliste, qui enchaine à grande vitesse accords, gammes chromatiques, arpèges et notes répétées toujours fortissimo, tout en ayant le mérite, non moindre, de constituer la source de tous les éléments présents dans la partition. C'est le piano qui déclenche, d'abord à l'orchestre, ensuite dans l'électronique, les différents modes de jeu, les résonances et les profils mélodiques qui se dégagent de son jeu percussif. Voulant mettre en scène une dialectique dramaturgique entre le temps humain du soliste et le temps des machines, représenté par le traitement en temps réel, Manoury parle de la présence de quatre pianos fantômes qui envahissent progressivement le discours. La partition réserve à partir de là quelques beaux passages, comme lorsque des résonances mystérieuses répondent aux accords secs du piano dans le registre médium, faisant preuve d'une écoute savante ; où encore lorsqu’une note répétée lancée par le soliste voyage à travers les enceintes qui entourent l'auditoire, pour finalement déclencher un chant polyphonique entre hautbois et clarinette.

Lontano, pièce qui s'inscrit dans la même ligne qu'Atmosphères, mais qui se sert de manière plus systématique du procédé du canon, se présentait comme idéale pour retrouver l'humeur du début de la soirée. Cependant, malgré une sonorité générale assez réussie, quelques détails trahissent un manque de temps de répétition, dû probablement à la longueur du programme. Les entrées à l'unisson ne sont pas toujours imperceptibles, et – ce qui est bien pire – pas toujours irréprochables du point de vue de la justesse (produisant des micro-intervalles qui font penser à la musique de Scelsi) ; les attaques, notamment dans le suraigu des flûtes, parfois accompagnés de chuintements fort malencontreux, et une entrée en faux du cor, assez maladroitement dissimulée par l'instrumentiste (en réalité, il semblerait que son entrée était au bon moment, mais ses collègues de pupitre n'ayant pas joué, il a préféré se retirer poliment) gâchent quelque peu une interprétation qui se présentait comme plutôt satisfaisante. Metzmacher, sous tension pour récupérer la concentration de ses musiciens, agite le poing gauche fermé devant la poitrine, ce qui confère à sa version une charge expressive assez importante.

Il y a sans doute des liens intéressants à faire entre la musique de Ligeti et l'Adagio que Mahler a conçu comme premier mouvement d'une Dixième Symphonie de laquelle il ne laissa pour trace que quelques esquisses. Cependant, si Mahler l'avait pensé comme premier mouvement, il est tout à fait possible de se questionner sur la pertinence de le garder pour la fin de la soirée. L'orchestre semble en réserve d'énergie, obligeant Metzmacher à laisser de côté l'élégance de la première partie, et, toujours sans baguette, à se livrer aux plus étranges génuflexions. Il réussit, malgré tout, à garder une continuité dans la sonorité, et une certaine grâce dans le phrasé de cette partition difficile, en dépit de quelques passages un peu grinçants du côté des cordes, et les sempiternelles entrées décalées des pizzicati.

Malgré ces quelques réserves, il s'agit d'une belle soirée. Le programme proposé est hors du commun, et les interprètes sont à regarder de près, notamment le jeune pianiste Jean-Frédéric Neuburger, soliste du concerto, qui se construit un avenir fort prometteur. Nous espérons les revoir bientôt dans d'autres programmations tout aussi intéressantes.

JP