Chroniques

par françoise cheramy

Hey dude... I have talent... I'm just waiting for God
chorégraphie de Robyn Orlin

Les Abbesses, Paris
- 13 octobre 2005
Hey dude... I have talent... I'm just waiting for God, de Robyn Orlin
© j.p. maurin

Cette pièce d'une heure, présentée aujourd'hui aux Abbesses, nous parle de la rue, des exclus de toute économie, des SDF qui s'entêtent à survivre, coûte que coûte. Pendant ce temps, enfermés dans leurs salles de spectacle, défiant l'économie des loisirs de masse – qui logiquement devrait les engloutir –, des artistes s'obstinent à créer des spectacles.

Au printemps 2005, la chorégraphe Robyn Orlin esquissait ce parallèle pour évoquer la rencontre à venir avec sa consœur Vera Mantero et la création d'un solo. D'Afrique du sud en Europe, le mariage de deux tempéraments féminins bouillonnants devrait secouer les pensées confortables sur l'altérité. En effet, cette pièce bouscule certains usages, comme des répétitions n'excédant pas un mois – peut-être pour mieux percuter ? La souvent brillante Vera Mantero a désiré en être l'interprète ; c'est rare. « Voir comment les autres dirigent, c'est une question d'hygiène dans ma vie d'artiste », précise-t-elle. À Aix-en-Provence, ce travail aura été conduit au sein du 3 bis f. Ce lieu de création contemporaine, voué à la résidence d'artistes, existe à l'intérieur même de l'hôpital psychiatrique Montperrin. Ses responsables savent ce qu'ouverture et échange signifient, hors des terrains d'évidence.

Du coup, cette rencontre fut, sans conteste, l'un des événements attendus de l'été chorégraphique 2005 (la pièce sera vue également au fameux Festival ImPulsTanz de Vienne). Lorsque la volcanique Robyn Orlin recherche une danseuse européenne, on se demande si ne réside pas dans l'idée d'interprétation une notion de traduction. La chorégraphe, que les esprits figent dans la posture d'héroïne blanche de la lutte anti-apartheid, cherche-t-elle à se faire entendre autrement en Europe ? Du reste, n'est-ce pas sur ce continent qu'elle a choisi, depuis plusieurs années déjà, de développer une part essentielle de sa vie personnelle, comme de son travail d'artiste ? N'y aurait-il pas quelque confort suspect à continuer de l'enfermer dans une image rattachée à des événements tout de même lointains (historiquement, autant que géographiquement) ? La danse – et tout particulièrement les nouveaux courants de la performance interdisciplinaire que pratiquent nos deux artistes – ne traite de rien d'autre que de communauté et d'altérité. Mais réduire l'altérité à une différence – l'Afrique du sud, l'apartheid, là-bas, les Noirs – n'est-ce pas une manière d'esquiver celle qui nous implique ici, tous les jours ? La rage joyeuse d'Orlin n'a pas fini de nous rattraper.

Étrangement vêtue d'un énorme col roulé (on la dirait plongée au cœur d'une mer aussi avide que vide), la tête surnageant au-dessus d'une sorte de bouée, le corps magnifiquement moulé et tout-à-fait naturel, c'est seule que Vera Mantero se prend au risque de mouvements entravés dans cet invraisemblable tube de laine tricotée, non finie, les aiguilles contenant encore la pelote. Sans doute le fruit du thème à double voie choisi par les deux femmes, ce costume minimal recèle une grande richesse de possibilités, tant imaginaires que physiques. Vêtue de cette maille extensible d'une longueur infinie, évoluant du noir – qui est couleur au Portugal – à celles du drapeau de son pays, l'interprète aurait plutôt l'allure d'une sirène d'aujourd'hui. Lorsqu'elle émergera d'une robe-drapeau très seconde peau, elle aura livré une longue confidence sur son combat passionnel avec ses origines et la construction de son étincelante personnalité.

Robyn Olin aura pensé que les sirènes, quelque soit leur condition, savent nager et chanter. Immergeant ainsi Mantero dans les tempêtes de la création, elle pouvait s'attendre à ce que l'artiste réagisse en concevant de surprenantes inventions et métamorphoses, fut-ce en chantant. Ce défi, brillamment relevé, prend corps entre deux confessions qui peu à peu tisseront le récit surréaliste de cette curieuse expérience d'interprète... jusqu'à ce moment où elle confirme ne pas savoir pourquoi elle est là, ne sachant que son devoir de dire et faire ceci ou cela plutôt que ses raisons. Après plusieurs tentatives de scenarii abandonnés, l'artiste portugaise avoue se trouver dans l'impasse. Il n'y aura ici que l'idée de l'absurdité de vouloir faire comprendre, l'impossibilité de dire et de créer. Ceci semble être tout le sel de cette insolite performance. C'est armée de petites caméras et d'œillets qu'elle s'adresse au public, évoquant tout ce qu'on ne pourra pas voir, visitant ici les grandes étapes de l'art contemporain, minimaliste ou conceptuel, avec une ironie suggestive – comme celle de son salut final : « merci, non merci encore… mille excuses ! mais rentrez chez vous, la soirée est encore longue… pour en faire quelque chose ».

La danseuse se tient dans l'exil du langage, à l'orée du sens et dans le plus jubilatoire abandon à l'absurde. Maille après maille, tandis que le spectacle se dépouille de ses formes conventionnelles, les artistes donnent voix au monde sensible. Sans la force clownesque de cette chorégraphe-interprète, on ne saurait supporter cette heure un tantinet tragique, bricolage créatif sauvé par l'humour parfois noir. La tendance nihiliste au service d'un public, si intello-dépendant qu'il peut en oublier le jugement, est un pari difficile pour la création et ce que l'on voudrait appeler la culture.

FC