Chroniques

par bertrand bolognesi

Halka
opéra de Stanisław Moniuszko

Festiwal Opera Rara / Centrum Kongresowe ICE, Cracovie
- 31 janvier 2017
à Cracovie, Cezary Tomaszewski met en scène Halka, opéra de Moniuszko
© tibor-florestan pluto | capella cracoviensis

Depuis quelques années, le festival Opera Rara anime l’hiver cracovien de soirées lyriques inhabituelles. Comme l’annonce son nom, ce n’est pas durant les trois semaines de l’événement que le public retrouvera ses ouvrages favoris. Ainsi l’édition 2017 s’ouvrit-elle par Le carnaval baroque imaginé par le talentueux tandem Cécile Roussat et Julien Lubek [lire nos chroniques du 18 décembre 2015, du 5 mars 2011 et du 25 août 2009, ainsi que notre critique DVD] pour Vincent Dumestre et son Poème harmonique, volontiers complices des activités de Jan Tomasz Adamus et sa Capella Cracoviensis [lire notre critique du CD Te Deum que notre rédaction salua d’une Anaclase!]. Avec Marc’Antonio e Cleopatra (Hasse), Germanico in Germania (Porpora), A madrigal opera (Glass) ou les mélodies de Szymanowski, la programmation s’orne de moments plus faciles, comme un Winterreise par Peter Harvey, l’Arminio d’Händel (certes pas l’opus le plus joué du Saxon) ou Dido and Æneas (Purcell) – voilà qui aurait justifié qu’on prît ses quartier dans la cité royale.

Halka figure assurément parmi les moins rares des raretés… pour le mélomane polonais, car en ce qui concerne nos oreilles françaises, avouons qu’elles n’eurent qu’au disque l’occasion de rencontrer la musique de Stanisław Moniuszko [lire notre critique du CD Straszny dwór]. Mais si Halka est ici un classique, la production révélée ce soir ne possède rien qui relève d’une telle catégorie ! À l’inverse de la coutume favorisant la seconde mouture de l’opéra, conçue en quatre actes pour Varsovie qui la créa en janvier 1858, le festival présente la version originale de 1848, dite « de Vilnius ». En France, le Capitole de Toulouse jouait en 1957 la varsovienne traduite en notre idiome ; en langue polonaise, l’œuvre fit son entrée chez nous en 1986, à Lyon, lors d’une tournée de l’Opéra de Łódź. À partir de 1971, le grand soprano dramatique Maria Fołtyn (née en 1924) entreprend d’étudier la mise en scène. Prise de passion pour la musique de Moniuszko, elle a beaucoup œuvré à la propager dans son pays mais surtout hors des frontières, chantant Halka de Toronto à Budapest en passant par Chicago, Kiev, Ottawa, Helsinki, New York ou Kiev (etc.). Elle signe sa première production à La Havane (Cuba) : encore Moniuszko et Halka toujours.

Cezary Tomaszewski rencontra tout jeune la zélée prosélyte moniuszkienne Maria Fołtyn – en 1984 elle fonde la Towarzystwo Miłośników Muzyki Moniuszki1, le Międzynarodowy Konkurs Wokalny im. Stanisława Moniuszki2 en 1992 et dirige artistiquement le Festiwal Moniuszkowski Kudowa-Zdrój3 de 1977 à 1998. De là à l’inviter dans un prologue parlé d’une quinzaine de minutes avant que retentît la flûte de l’Ouverture, il n’y avait qu’un pas que le chorégraphe et metteur en scène franchit de bonne et courageuse humeur. Sur la scène du Centrum Kongresowe ICE, nous découvrons un intérieur des années quatre-vingt, délimité par un lit à étage où un mélomane-enfant est plongé dans une studieuse écoute au casque (Czarek, diminutif affectueux de Cezary), une coiffeuse affichant quelques photos de la cantatrice en ses grandes heures, un piano quart-de-queue, un portant pour vêtements, un buffet à la fois bar et secrétaire, un canapé psychédélique, une cuisinière et quantité de chaises, fauteuils et plantes vertes. En touche Cour, un grand garçon tenant une boite à chat arboresous un blouson d’aujourd’hui, le pantalon brodé du berger des Tatras, seule attache du spectacle au folklore omniprésent dans la version varsovienne d’Halka. Devant le piano, une jeune femme attend, droite comme un i. Le baryton qui plus tard incarnera Janusz, pour l’amour duquel se noie l’héroïne, siège affalé dans un fauteuil : il est Moniuszko lui-même, décédé en 1872 et convoqué par Maria Fołtyn, décédée en 2012, qui utilise le diminutif Staszek pour lui parler. Outre d’évoquer les beaux corps et l’amour libre de ses extases cubaines, la diva, jouée par la comédienne Aldona Grochal, signifie sa volonté de faire jouer Halka dans l’appartement, par-delà celle du compositeur de rester mort, et entreprend d’enseigner le rôle à la jeune femme sans lui laisser jamais émettre un son. Les musiciens commencent d’investir la fosse, tandis que du haut-parleur installé dans la toilette, sorte d’autel à la gloire d’antan, surgit Vissi d’arte (Tosca), en polonais (par Fołtyn, bien sûr).

Les chanteurs gagnent le plateau, se déchaussent, de même que les instrumentistes, premier d’une inventive succession de gags muets qui engagent la représentation dans un tour bon-enfant face auquel la notion d’opéra traditionnel se dissout un peu plus encore. Puis Staszek dirige la fosse à l’aide d’un parapluie coloré, Cześnik s’alcoolise copieusement en sifflotant le thème d’Ouverture et l’opéra commence. Le festival s’appelle Opera Rara : aborder Halka, en Pologne παρακονη de l’opéra traditionnel, avec une telle distance est indéniablement rara. Peu à peu, Moniuszko, qui composait dans sa tête, devient l’amant Janusz, celui qui trahira la belle Halka. Nul apitoiement dans l’option de Tomaszewski : au contraire, en montrant en haut de scène l’énorme bouche évoquée par Fołtyn dans son conseil pour chanter et un cimetière où des mélomanes viennent brancher leur casque aux tombes de Tosca, Lulu, Butterfly, Manon, Gilda, Violetta, Lucia et Halka elle-même, elle se démarque du curieux plaisir dix-neuviémiste à sacrifier l’héroïne, c’est-à-dire la femme.

La cruauté de l’argument s’en trouve ingénieusement soulignée, sans pour autant devenir insupportable puisque le dispositif revendique une esthétique cheap qui préserve de tout investissement émotif. Même la pratique lyrique est mise à distance, avec les ensembles des invités de la noce mimés en play-back par les rôles, dans la partie salon. Sans espoir : le berger Jontek réduit Halka en esclavage domestique, comme pour mieux montrer ce qu’induirait aujourd’hui la transposition de la condition féminine d’autrefois. L’issue du drame s’amalgame : Halka ne va pas se noyer dans la rivière, mais c’est dans une baignoire à bébé (ce bébé de Janusz qui grandit en elle) que Jontek l’asphyxie fermement. Plutôt que d’intimer le choc sensible cette Halka favorise l’adamantine lucidité.

À la tête d’une Capella Cracoviensis en effectif plus développé, Jan Tomasz Adamus quitte son répertoire de prédilection [lire nos chroniques du 4 décembre 2015 et du 7 août 2016] et aborde la musique du XIXe siècle avec cette précision du phrasé, ce soin des couleurs des orchestres spécialisés dans l’interprétation romantique (Anima Eterna de Jos van Immerseel, The Academy of Ancient Music du regretté Christopher Hogwood, Orchestre Révolutionnaire et Romantique de John Eliot Gardiner, etc.). Il cisèle une Halka dotée d’un grand relief, trouvant sa fulgurance dans le contraste et l’articulation plutôt que dans des effets de masse.

La distribution vocale satisfait pleinement à l’équilibre entre fosse et scène. La musicalité du Janusz de Sebastian Szumski est un régal auquel répond l’agilité du soprano Małgorzata Rodek en Zofia, très en voix. La saine projection de Jakub Pawlik offre un ténor prégnant au góral Jontek, quand Jerzy Butryn prête une basse robuste à Cześnik. Le jeune baryton-basse Łukasz Klimczak possède un timbre clair et toute la légèreté requise par un Marszałek que la mise en scène rend presque volatile, excellent danseur, sauteur, voire acrobate. Natalia Kawałek excelle dans le rôle-titre : le jeune mezzo-soprano4 possède un instrument d’une souplesse et d’une endurance exemplaires, une dense présence en scène et un art qui magnifient l’écriture de Moniuszko.

Sans doute Festiwal Opera Rara réserve-t-il de nouvelles surprises pour sa prochaine édition…

BB

1 Association des amis de la musique de Moniuszko (Varsovie)

2 Concours international de chant Stanisław Moniuszko (Varsovie)

3 Festival Moniuszko de Kudowa-Zdrój (en Basse-Silésie)

4 Natalia Kawałek nous semble, de prime abord, être un grand mezzo-soprano
à longue voix, de ceux qui incarnent Brangäne un soir Isolde le lendemain ; la brochure
de salle l’annonce soprano, mais elle chante Olga (Tchaïkovski, Евгений Онегин)
et Lola (Mascagni, Cavalleria rusticana)…