Chroniques

par bertrand bolognesi

Geschichte | L’histoire
opérette a capella d’Oscar Strasnoy

Présences / Théâtre du Châtelet, Paris
- 15 janvier 2012
Geschichte, opérette d'Oscar Stranoy, photographiée par Robert Bulgrin
© robert bulgrin

Le premier des deux week-ends que Radio France consacre au compositeur Oscar Strasnoy, à travers cette édition de son festival Présences, est brillamment conclu par une représentation de l’opérette pour six voix a capella composée en 2003 et créée à Stuttgart au printemps 2004, Geschichte. La conception du livret en avait alors été confiée au metteur en scène bulgare Galin Stoev (qui assumait également la réalisation de la première), déjà complice du projet Hochzeitsvorbereitungen (mit B und K) récemment évoqué [lire notre chronique de la veille]. Aujourd’hui, c’est dans une mise en scène de l’Allemand Titus Selge que nous découvrons cette œuvre avec laquelle Strasnoy s’est souverainement emparé de l’univers « déboussolant » de Witold Gombrowicz. Une étroite amitié lia le père du compositeur à l’écrivain polonais en exil, une amitié que jalonna l’humour à travers le partage de nombreuses farces.

L’histoire (Geschichte), ou comment faire de l’oppression intime une grande mission humaine. Ainsi le jeune Witold de la pièce – on l’aura compris : les personnages en sont précisément les membres de la famille Gombrowicz – s’entend-il à inscrire ses déboires privés dans le vaste édifice universel, s’ingénie-t-il à enfler le petit H de son histoire jusqu’à la majuscule de tous. Et les figures familiales de basculer dans une autre échelle : ainsi papa et maman forment-ils le couple impérial russe Nicolas II et Alexandra, tandis que le frère Janusz est troqué en Raspoutine, staretz de train fantôme. Ou encore : de l’art de transformer une soupière domestique en pot-de-chambre historique…

Avec une invention profuse de moyens expressifs pour un effectif qu’on aurait pourtant pu croire limité – six voix nues, à peine « accompagnées » dans leur théâtre par de très légères interventions enregistrées, à considérer plus comme un « paysage dramatique », voire un décor qu’elles plantent, qu’en tant que véritable soutien musical –, une caractérisation vocale aussi traditionnelle que les rôles considérés dans le drame de Witold (comme dans celui de l’Europe du début du XXe siècle, d’ailleurs), et rejoignant celle choisie pour l’opéra Le bal, Oscar Strasnoy opère une plongée efficace dans la caustique fantasmagorie de Gombrowicz, ses déroutantes mises en abime, ses excès qui provoquent tant l’éclat de rire que l’impatience, c’est selon. À l’exact opposé d’un Boesmans qui semble s’être évertué à récupérer l’irrécupérable (ce dernier terme est à entendre dans le meilleur sens qui soit), l’Argentin vogue sur le fil d’une comparable insolence, dans la légèreté salutaire d’un théâtre à voix plutôt que d’un « ouvrage lyrique » dont les lourdeurs se sont avérées ineptes à raconter la tragicomédie de l’adolescence – souvenez-vous d’Yvonne [lire notre chronique du 5 février 2009].

Les opus entendus lors des six premiers rendez-vous de ce portrait du compositeur nous ont déjà amenés à évoquer cette question de l’adolescence, de l’accès à l’âge adulte, de l’affranchissement des pères à travers une sorte d’hyper-digestion, pourrait-on dire, autre forme de crime symbolique, si l’on veut. Peut-être la démarche de Strasnoy se tient-elle dans cette oscillation plus ou moins vertigineuse de l’adolescence entre le meurtre du géniteur et la manne d’une filiation à assumer. Dans Le bal [lire notre chronique du 13 janvier 2012] une jeune fille était purement et simplement niée par sa mère, tandis qu’ici, toute la famille s’évertue à écraser ce pauvre Witold : au « quatorze ans, à peine sortie de ses couches, regarde-moi ça, même pas de lolos ! » fait écho « je suis un morveux de dix-sept ans, je ne suis rien », conclu par « sur mes épaules tout repose » de même que le désastre (relatif) du bal avorté repose sur celle d’Antoinette – ce rôle-même dans lequel une certaine Danielle Darrieux fit ses débuts au cinéma, à l’âge du rôle, précisément (film du Viennois Wilhelm Thiele, 1931). Et s’il est juste de montrer la violence de la famille, réelle ou ainsi perçue par la jeunesse – de fait, ce « je ne suis rien » fait mal, assurément –, aussi ne paraît-il pas faux de recourir à une fausse pornographie drolatique (ici le viol de Witold, ailleurs les dérapages de la comptine anglaise, voire les frémissements abdominaux du majordome coquin), celle où Gombrowicz complut certaines de ses pages (dont on saisit mal qu’elle incommode un public qui, de gêne, déserte peu à peu le théâtre ; une autre histoire, sans doute, une question de point de vue, selon les protagonistes dans lesquels on souhaite ou non se projeter, peut-être).

Bref, loin de se tenir « cucufiable » par cette histoire de famille où rôles et liens s’embrouillent, aussi ténus soient-ils, Strasnoy magnifie un texte qu’il aborde en homme de théâtre avisé. Dans la loufoquerie vocale de l’objet musical ainsi inventé se love tout naturellement la mise en scène de Titus Selge. Autour de la table de blanc nappée, dans une simplicité d’appareil qui autorise toutes les extravagances, les Neue Vocalsolisten Stuttgart incarnent génialement les Gombrowicz, se jouant efficacement d’une écriture exigeante.

BB