Chroniques

par david verdier

Faust
opéra de Charles Gounod

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 28 septembre 2011
Charles Duprat photographie Faust de Gounod à l'Opéra Bastille (Paris)
© charles duprat | opéra national de paris

Populaire et emblématique de l'art français et de l'Opéra de Paris en particulier, le Faust de Charles Gounod appartient aux œuvres qui n'ont décidément pas à rougir du qualificatif de « populaire ». La mise en scène de Jorge Lavelli, pourtant contestée à sa création, a réalisé l'exploit de tenir en ces lieux pendant près de trente ans. C'est à cette aune qu'il faut mesurer la proposition de l'actuel directeur Nicolas Joel de réaliser une nouvelle production de l'ouvrage, confiée à Jean-Louis Martinoty. C'était malheureusement sans compter avec le désaccord entre Alain Lombard et Roberto Alagna, qui provoqua le départ précipité du premier et la nécessité de recruter d'urgence un nouveau chef. À cette première mésaventure s'ajoutèrent les revendications syndicales des machinistes le soir de la première, contraignant à donner l'œuvre en version concert. Après la seconde représentation, devenue première scéniquement parlant, un troisième écueil semble se profiler, de l'intérieur cette fois-ci, puisqu'il s'agit de la mise en scène elle-même.

Disons d'emblée que les idées ne manquent pas et qu'elles ne pèchent pas par leurs qualités intrinsèques mais plutôt par la volonté de les accumuler au point de les rendre illisibles. La culture iconographique mélange des références classiques (Goya, Rembrandt, Ensor) avec des allusions aux cultures mexicaine et sud-américaine (notamment en ce qui concerne les représentations de la Mort). Martinoty superpose à ces références une grille de lecture politique qui vient parasiter la portée esthétique des références picturales.

En entrant dans la salle, le rideau de scène annonce la couleur : la Mort assise sur le globe terrestre tenant la faux et le sablier. Le décor est globalement surdimensionné, représentant l'intérieur d'une immense bibliothèque avec deux escaliers en colimaçon légèrement inclinés de part et d'autre. Le cabinet de travail de Faust est un joyeux bric-à-brac baroque dans lequel on trouve un rhinocéros-pendule surmonté d'un obélisque transparent contenant le corps translucide de Marguerite, une lunette astronomique, un vivarium sous cloche censé figurer la nature, etc. Au centre, un Christ en croix côtoie une intéressante sculpture contemporaine de Jean-Michel Alberola : un tube de néon rouge dessine en lettres cursives, le mot RIEN – mot hautement symbolique et première parole que prononce Faust au lever de rideau. Les boucles de la graphie évoquent la forme d'un crâne humain, sorte de memento mori profane affiché en permanence durant toute la représentation.

Martinoty fait le choix d'attribuer le rôle du vieux Faust à un acteur muet qui mime les paroles, ce qui crée un décalage entre la voix chantée et le personnage présent sur scène. L'arrivée du Faust jeune est digne d'un spectacle de cabaret : Roberto Alagna émerge d'un globe de plexiglas en éphèbe avec tee-shirt moulant doré. À l'Acte II, le banquet de l'université est l'occasion d'un délirant cortège mêlant les grands corps de l'État et les autorités intellectuelles et militaires en grande tenue (saint-cyriens, académiciens, légionnaires, juges, polytechniciens, etc.). Le message méritait-il d'être alourdi par ce défilé de miss en maillot de bain arborant des banderoles aussi loufoques que Miss Sciences Po, Miss Economie, Miss Droit ? Tout ce beau monde danse sous le regard d'un gigantesque squelette couronné de fleurs, les mains faisant le geste de tenir les fils multicolores de ces sinistres marionnettes. Cette célébration du Veau d'Or est un bal de Walpurgis avant l'heure avec – on se frotte les yeux pour y croire – un délire de danseurs incas, poupées mexicaines et clowns à paillettes. Méphistophélès harangue la foule et distribue en guise de vin un bidon d'essence qu'il remplit joyeusement. L'épaisseur et la multiplication des symboles font obstacle à leur interprétation en vis-à-vis du livret. Les changements à vue sont nombreux et obligent chanteurs et machinistes à de délicats chassés-croisés. L'effet visuel demeure mitigé, à l'image du jardin et de la chambre de Marguerite, comme englués d'algues vertes, ou le bosquet calciné de l'Acte IV. Le meurtre de l'enfant sur le cercueil de Valentin et l'absurde guillotinage de Marguerite ne sont pas parmi les idées les plus subtiles qu'on pourra dénombrer. Par comparaison, les allusions au Sabbat de Goya dans la scène de Walpurgis et le banquet des courtisanes sont beaucoup mieux en situation.

Il faut aller chercher dans les voix ce que la scénographie n’offre pas suffisamment. De ce côté-là au moins, les bonheurs sont nombreux ; ce n'est pas une mince compensation. Le Méphistophélès de Paul Gay [photo] domine les débats de la tête et des épaules. La stabilité de l'émission est un précieux atout qui lui permet de surmonter la minceur des vers de Jules Barbier. Au premier acte, sa diction châtiée a tendance à arrondir les phonèmes au point de les rendre précieux et soulignés. La suite est de meilleure eau et le naturel de la prononciation se joue des difficultés, en particulier dans la ronde du Veau d'Or et la sérénade à l'Acte IV.

Trois ans après la mise en scène de Nicolas Joel aux Chorégies d'Orange [lire notre chronique du 5 août 2008], Roberto Alagna reforme avec Inva Mula le couple Faust-Marguerite. Si la couleur semble par moments un peu pâle, les contours sont toujours aussi affirmés et l'engagement total. Salut, demeure chaste et pure est assurément le sommet expressif de ce suave lyrisme dix-neuviémiste. Alagna n'intellectualise pas son personnage, il le donne à entendre dans toute sa naïve humanité. Le public lui sait gré d'oser sur le do aigu de la cavatine un point d'orgue digne de ce nom, même si la voyelle blanchit sous l'effort qui la propulse. Inva Mula réalise une prestation très honnête, bien que prisonnière du talent des deux voix qui l'entourent ce soir. Certaines inversions dans la ballade du Roi de Thulé font craindre le pire, mais elle retrouve ses marques dans les duos et l'air des bijoux. L'incarnation du personnage demeure toutefois limitée par certaines des options du metteur en scène (décrites plus haut).

Les seconds rôles de déméritent pas non plus, à commencer par le Valentin de Tassis Christoyannis qui donne du relief à ses interventions si brèves. Le Siebel d'Angélique Noldus est relativement léger de format et d'intonation. Marie-Ange Todorovitch compose une Dame Marthe évitant la caricature.

Fraîchement débarqué de Vienne où il dirigeait Falstaff, Alain Altinoglu assure une belle présence dans la fosse. Le choix de tempi alertes est parfaitement assumé et l'on se permettra d'ajouter « nécessaire » pour vivifier un ouvrage qui ne demande pas mieux. La prestation orchestrale est d'un excellent niveau ; en témoignent l'équilibre de la petite harmonie (solo de clarinette à l'Acte III) et les interventions impeccables des cuivres. Ce Gounod-là est italianisant dans le bon sens du terme, d'une texture aérée qui ne sacrifie jamais à la couleur.

DV