Chroniques

par isabelle stibbe

Falstaff
opéra de Giuseppe Verdi

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 27 juin 2008
Anna Caterina Antonacci est Alice Ford du Falstaff de Verdi
© alvaro yañez

« Falstaff immense, énorme Falstaff » : pour quelle raison ce personnage shakespearien, qui ne fait que traverser The Merry Wives of Windsor ou Henry IV, donne-t-il naissance œuvre à part entière qui deviendrait le testament de deux monstres sacrés, Giuseppe Verdi et Orson Welles ? L'un pour l'opéra, l'autre pour le cinéma, ces hommes ont accompli le même cheminement shakespearien, adaptant Macbeth d'abord, Othello ensuite, Falstaff enfin –coïncidence encore plus troublante si l'on inclut le fantasme avorté d’un King Lear. Malgré son gros ventre, son bain forcé dans la Tamise, sa crédulité, Falstaff le paillard, Falstaff l'ivrogne, Falstaff qui se rit de l'honneur, réussit à nous toucher – plus profond qu'il n'y paraît, plus mélancolique aussi. Peut-être parce, comme le suggère l'écrivain Pierre-Jean Rémy, Falstaff c'est « quand même tout ce que nous redoutons d'être un jour, nous autres hommes qui voyons l'âge venir, tout en espérant, au bout du compte s'en tirer aussi bien que lui ».

Tout cela, Alessandro Corbelli nous le dit avec cette nouvelle production. Sa voix pourrait être plus puissante, pour s'harmoniser tout à fait avec la corpulence de Falstaff, mais, grâce à un placement impeccable et un jeu irréprochable, elle exprime bien des nuances. Son « Va ! » du deuxième acte (Va, vecchio John), lorsqu'il se croit encore irrésistible, fait en une seule note exploser rouerie, truculence et vanité, tandis que le même mot, dans la même phrase au dernier acte, juste après sa déconfiture dans la Tamise, laisse percer dépit, amertume et surprise devant la méchanceté du monde.

Ce Falstaff est vocalement si bien entouré qu'on ne sait plus à qui décerner en premier les éloges. La force de Ludovic Tézier, outre son baryton puissant et large, est de ne pas faire de Ford un personnage ridicule mais d’au contraire rendre touchante sa jalousie. Le duo avec Falstaff est superbe (Acte II), les partenaires chantant tous deux avec une musicalité rare.Anna Caterina Antonacci campe une Alice Ford à poigne et pleine de charme, qui se joue de la partition sans aucune difficulté. Caitline Hulcup est scéniquement plus en retrait dans le rôle de Meg Page, mais n'a vocalement rien à lui envier. La truculente Marie-Nicole Lemieux est idéale en Mrs Quickly : comique et charmeuse, un rien cabotine, elle affiche un contralto magnifique. Le duo formé par Francesco Meli (Fenton) et Amel Brahim-Djelloul (Nanetta) est d'une absolue délicatesse. Déjà remarqué en Suzanne à l'Opéra de Lausanne et en Véronique au Châtelet, le soprano semble l'incarnation de la jeunesse et de la grâce, tandis que son partenaire se révèle ténor éclatant, à la puissance et au legato à couper le souffle.

Jubilatoire, ce plateau vocal de grand niveau affirme un sain esprit de troupe. Sans doute la direction d'Alain Altinoglu n'est-elle pas pour rien dans ce succès : le jeune chef sait aussi bien soutenir et magnifier les chanteurs que conduire brillamment la fosse. L'Orchestre de Paris est nerveux et fait ressortir toutes les subtilités de cette partition de la maturité.

Pour être tout à fait comblés, on aurait aimé une mise en scène aussi étincelante que l'orchestre, mais l'Italien Mario Martone ne fait guère montre d'inventivité. Avec ses galeries à trois étages et ses escaliers symétriques, la scénographie fonctionne bien en ce qu'elle favorise les poursuites et donne du rythme aux déplacements, mais elle n'est pas une réussite esthétique. Celle-ci vient de la représentation de la forêt de Windsor, matérialisée par une belle trouvaille : un chêne rouge, bleu et vert, inspiré de Mondrian, qui se déploie comme un vitrail en fond de scène. Dans l'enchantement de cet ultime tableau et la jubilation de la fugue finale, Tutto nel mondo è burla, on dira de ce spectacle qu’il est à l'instar de Falstaff : immense, énorme.

IS