Chroniques

par bertrand bolognesi

Eschenbach joue Schubert-Berio et Beethoven
l’Orchestre de Paris ouvre sa saison

Théâtre Mogador, Paris
- 30 septembre 2004
Beethoven, sur la façade de la maison"à la licorne d'or", par Bertrand Bolognesi
© bertrand bolognesi | prague, à la licorne d'or

Pour son premier concert de la programmation 2004/2005, la formation parisienne offre une soirée exceptionnelle à son public. Les festivités commencent avec la Symphonie en ré majeur D.936a n°10 de Franz Schubert – plus précisément Rendering que Luciano Berio écrivit en 1989 à partir des esquisses laissées par son illustre aîné en vue d'une Dixième qui ne vit pas le jour. Le compositeur italien était familier de ce type de visites, puisqu'on lui doit, outre la fameuse Sinfonia traversée par les musiques de Mahler, Stravinsky, Ravel, Berlioz, etc., et les Folk Songs de 1973, de nombreuses orchestrations dont les plus fréquemment jouées sontLa ritirata notturna di Madrid d'après Luigi Boccherini, les Onze Lieder de jeunesse de Gustav Mahler et la nouvelle fin de Turandot (Puccini) dans laquelle Valery Gergiev fit sensation à Salzbourg il y a deux ans.

Berio concevait plus son travail à partir des esquisses de Schubert comme un nouvel éclairage afin d'en relever le caractère, les climats, l'aboutissement de la forme et les aspirations dépassant largement l'état des lieux du genre symphonie à ce moment-là. Utilisant la plupart du temps le même effectif orchestral que celui choisi par Schubert pour sa Neuvième, il aventurait sa réalisation de certains passages vers des couleurs et alliages proches de ceux de Mendelssohn, voire plus typiquement mahlériens. Si le thème héroïque s'expose dès les premières mesures de l'Allegro, le « ciment » de Berio (le mot est de lui-même) amène subrepticement une atmosphère toute straussienne à s'immobiliser dans des sonorités extrêmement raffinées pour laisser la place au retour du thème et à son développement « classique ».

Ce soir, la pâte générale est très équilibrée, jamais épaisse, et les éclairages de Berio se fondent avec évidence sans le moindre heurt. L'Andante central bénéficie d'une approche délicate et nuancée, de plus en plus aérienne et inspirée au fil de l'exécution. Il devient suspension lumineuse dans le discours reconstitué. On goûte alors le beau travail des bois de l'Orchestre de Paris, en excellente forme, et les nombreuses phrases solistes du violon (Roland Daugareil), jamais à proprement parler concertantes mais présentes sans ostentation. Le dernier mouvement, Allegro, est introduit par un effervescent ostinato où Berio cède peu à peu la place à Schubert, jusqu'à ce que le thème principal rejoigne le caractère positif du premier épisode. Eschenbach aborde le bref motif fugué avec une élégance toute viennoise, la suite avec une déconcertante fraîcheur, et affirme la « restauration » par Berio comme un processus naturel exempt de toute confrontation, étrangeté ou bizarrerie.

On connaît la belle influence qu'a le chef allemand sur l'orchestre depuis son arrivée. Assez judicieusement, il en modifie le son, les habitudes et les réflexes à l'approche de sa Tétralogie (donnée au Châtelet durant la saison 2005/2006). Ainsi le grand cycle viennois de l'an dernier était-il un chemin à rebours, d'aujourd'hui au tout juste après Wagner, de même que la présentation des symphonies de Beethoven, des concertos et symphonies de Brahms et, surtout, celle d'une quasi intégrale Mendelssohn (symphonique, concertante et chambriste) constitueront-elles, tout au long de cette année, l'exploration d'une voie inverse : du romantisme à Bayreuth. Rendus familiers d'un héritage qu'ils avaient mais qu'il était important de rendre conscient, et sensibilisés au terreau duquel la musique de Wagner naquit, les musiciens n'en aborderont que plus naturellement le Ring dans quelques mois. La Symphonie en ré mineur Op.125 n°9, dont Ludwig van Beethoven en personne dirigeait la Première à Vienne au printemps 1824, fit d'ailleurs l'admiration de Wagner qui la dirigea, de même qu'il écrivit un essai sur Beethoven, un texte où il prête à son aîné ses propres préoccupations, comme c’est souvent le cas lorsqu'un artiste se prend à expliquer l'œuvre d'un autre.

L'interprétation que conduit Christoph Eschenbach ouvre un Allegro ma non troppo particulièrement dramatique dont lespersonnages instrumentaux effectuent un brillant et sensible jeu de répons qui, outre la densité et la puissance attendues, donne à l'exécution un relief subtilement construit. Abordé avec un maestria remarquable, le Molto vivace suivant avance avec une excitation un rien fébrile qui jamais ne se complaît dans la dégustation d'un écho et, au contraire, va son chemin toujours tant et plus, dans une passionnante effervescence. À l’inverse, l'Adagio molto e cantabile (troisième mouvement) s'accuse presque molto cantabile, en grande tenue, cela dit, annonçant la lumière particulière des symphonies de Bruckner auxquelles le chef est plus qu'initié.

Enfin, l'Ode à la joie est offerte par le Chœur de l'Orchestre de Paris qu’ont préparé Didier Bouture et Geoffroy Jourdain, avec une ferveur manifeste et une unité sans faille. On entend le vaillant Robert Dean Smith, pour la partie du ténor, celle du soprano étant irréprochablement tenue par Eva Mei, tandis que le mezzo-soprano Nora Gubisch sert le texte d'une interprétation présente et chaleureuse par la plénitude d'un timbre reconnaissable entre tous. Cette Neuvième exceptionnelle provoque des hourras mérités.

BB