Chroniques

par françois cavaillès

Erich Wolfgang Korngold | Die tote Stadt (version de concert)
Orchestre Philharmonique de Radio France, Marzena Diakun

Auditorium / Maison de Radio France, Paris
- 30 janvier 2016
à l'Auditorium de Radio France, Marzena Diakun joue Die tote Stadt de Korngold
© marcin torbiński

Saintes Star Wars, le père caché de ton fameux thème-patratas tu honoreras... Il s'agit d'Erich Wolfgang Korngold, si l'on écoute bien sa remarquable bande originale de Kings Row (Crimes sans châtiment, Sam Wood, 1942). Avant même la belle période de vaches grasses des musiques de film à Hollywood, les visions jouent un rôle primordial chez ce compositeur, ainsi dans son premier opéra au long cours, Die tote Stadt, conçu par le jeune prodige avec l'aide de son père et à partir du roman symboliste Bruges-la-morte de Georges Rodenbach.

Alors que ce réputé chef-d’œuvre de Korngold est offert à Paris, la joie de plonger dans son univers de huis clos fétichiste, d'incroyables sosies, d'hallucinations et de dérives dans la brumeuse et rocailleuse Bruges est comme ternie, et l'œuvre semble donnée comme à moitié, à cause d'une simple condition posée en trois petits mots : version de concert... Au rendez-vous d'un grand opéra au visuel du coup dépouillé (et radiodiffusé en direct, comme pour lancer le défi à un public plus large), l'amateur pouvait craindre des difficultés à suivre la démarche de Korngold. Première vue peu rassurante : sur la scène de l'Auditorium, des instruments en masse et seulement quelques pupitres pour les principaux chanteurs. Quel lyrisme attendre donc ? La formidable performance collective balaie toutes les petites appréhensions. L'excellente orchestration du Viennois, le grand talent des chanteurs et la direction pleine de maîtrise et de dignité de Marzena Diakun [photo], qui remplace Mikko Franck (souffrant) à la tête de l'Orchestre Philharmonique de Radio France, servent un opus complexe, aux influences diverses, aussi riche qu'original, à redécouvrir de toute urgence [lire nos chroniques du 9 mai 2010 et du 9 octobre 2009].

Conte romantique moderne se déroulant dans une cité plus merveilleuse que sinistre, La ville morte renferme un psychodrame bourgeois d'amour conjugal contrarié dans une ample boucle spirituelle et philosophique des plus ambitieuses [lire nos critiques DVD des productions de Strasbourg et de Venise]. Interprété avec sobriété et humanisme, traversé des formules mystérieuses et définitives contenues dans le livret, le curieux ouvrage est en effet introduit par la servante dévouée et dévote, initiant au « temple du passé » du veuf solitaire Paul ; il se referme par la résurrection de Paul après le passage d'une procession – perfection du Chœur et de la Maîtrise de Radio France.

Au premier acte l'atmosphère onirique naît véritablement à partir de l'irruption de Paul. Avec charme, pureté et retenue, Klaus Florian Vogt en fait plus qu'un personnage pour ténor wagnérien dont les accents seraient un peu trop héroïques, d'entrée de jeu, et passeraient à côté de la fragilité, de la fébrilité propres au personnage [lire notre critique DVD de la production d’Helsinki]. Son premier chant d'amour vers Marie invite au rêve, dans l'admiration conjointe de la jeune femme évoquée par le souvenir et d’un thème d'une beauté indéniable, nourri de harpes et de clarinettes. Dès lors en plein romantisme, l'attente de Marietta constitue une scène typique d'opéra, La ville morte ne vivant en principe que pour l'absente ou son double, en soulevant la question faustienne : « veux-tu régner sur la vie et sur la mort ? ». Dans le vif du sujet survient la fameuse Chanson de Marietta au luth, comme un hymne – public en contemplation, orchestre concentré, en fusion avec le duo très délicat, d'une tristesse magnifique. Nul besoin de mise en scène pour souligner comment la poésie du Lied aide l'amant malheureux à tourner la page, à passer « à l'autre strophe » (noch eine Strophe).

Enfin l’on entre dans le monde des visions et du fantastique, grâce surtout à Camilla Nylund (Marietta) qui commence à s'enflammer. Le dernier acte sera tout à elle ou presque, en éruption, déployée dans une jalousie aussi volcanique que subtile, aux émotions graves mais justes. De cette incandescence au surnaturel glacé, le soprano finlandais brille peut-être même davantage, avec plus de douceur et de noblesse, dans le rôle du fantôme de Marie. Les revirements de l'intrigue, aventure intérieure de Paul, sont autant d'immenses plaisirs offerts par tout l'orchestre, passant de l'interlude concluant l’Acte I, très enlevé, d'une énergie terrible, au splendide prélude pastoral du II, puis par les superbes mélodies insérées dans la tension comique, presque légère, portée par les cuivres (tuba et trompettes en tête).

Transmis avec grand soin par les musiciens du Philhar’, le savoir-faire de Korngold laisse souvent rêveur quand au milieu de percussions telluriques surnagent de fins grelots, quand la symphonie tutoie la musique de film ou qu'on jurerait accompagner à l'orgue la descente infernale de l'Orphée monteverdien. Les voix sont tout aussi choyées ; ainsi l'autre chanson fort attendue (Mein Sehnen...), celle de Fritz déguisé en Pierrot, est-t-elle un vrai bonheur lyrique offert par le baryton royal Markus Eiche et le délicieux nappage des chœurs. Souhaitons-nous pour bientôt une reprise de cette tote Stadt si réussie et, à de Mikko Franck, un prompt rétablissement.

FC