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Chroniques
Ensemble Intercontemporain dirigé par Patrick Davin
cycle Bach|Kurtág avec Nodaira et Schöllhorn
Selon un modèle qui lui est désormais devenu « traditionnel », si l’on peut dire, la Cité de la musique propose un cycle Bach|Kurtág (du 19 au 26 septembre) ouvert hier par les solistes de l’Ensemble Intercontemporain dont l’un, le pianiste Sébastien Vichard, a également signé des transcriptions de quelques pages du cantor de Leipzig. Aujourd’hui, l’ensemble se déploie sous la direction attentive de Patrick Davin dans un programme qui croise des orchestrations d’extraits de L’art de la fugue par Ichiro Nodaira [photo] à des « extensions », « inspirations », voire « contaminations » – comment dire ? – de l’univers de Johannes Schöllhorn par ce même Kunst der Fuge, et où s’insèrent deux opus du compositeur hongrois (en conclusion de la première partie, puis en ouverture de la seconde).
« Royaume de la variation, de la métaphore musicale sans cesse renouvelée à partir d’un thème unique, L’art de la fugue se voit ici lui-même varié et métamorphosé par l’écriture et par l’instrumentation – dimension qui, déjà, prête à interprétation quand il s’agit d’exécuter l’œuvre de Bach », nous rappelle, dans la brochure de salle, le musicologue Grégoire Tosser (auteur, avec Pierre Maréchaux, de Ligature, la pensée musicale de György Kurtág aux Presses universitaires de Rennes, et de Les dernières œuvres de Dmitri Chostakovitch, une esthétique musicale de la mort chez L’Harmattan). On ne saurait dire mieux, avec cette soirée dont le dénominateur commun réunit les œuvres autant qu’il les oppose.
Le Contrapunctus VI des Anamorphoses de Schöllhorn promène l’écoute dans une périphérie « bruitiste » d’où nait bientôt le souvenir de la partition d’origine. Le compositeur allemand féconde sa créativité à s’emparer de musiques « anciennes » – pas toujours, lorsqu’il s’agit d’...explosante-fixe... de Boulez en 1992 [lire notre chronique du 21 septembre 2006] –, que ce soit le Pierrot lunaire de Max Kowalski (1992) ou des pages instrumentales de Francesco Landini (Madria, 1994). De même qu’il n’hésite pas à faire sonner ses références au passé dans des timbres d’aujourd’hui, des instruments d’hier sont mis au service de ses compositions – la flûte baroque de Fantasia (2006), le tympanon, le clavecin et le luth de Plainsong (2010), etc. Ce Contrepoint VI circonscrit si résolument l’éclat de ses cuivres qu’à le « non-affirmer » le lustre baroque s’en trouve plus certainement évoqué, dans un corps squelettique de cordes sèches et de percussions-claviers. Et l’original de se laisser sans heurt reconstruire par l’involontaire mémoire de l’auditeur, jusqu’à une conclusion qui le tire plus fermement vers le présent.
La réalisation ne se révèle pas toujours si heureuse : ainsi d’un Canon in Hypodiapason version wah wah qui, tout en cédant à un bondissement jazzique plutôt pauvret, mêle Zimmermann et Kagel dans le même broyeur, ou du Canon per augmentationem in contrario motu 3 qui, pour éternuer sa poussière d’antique classe de fugue (Reger ou Glinka, on hésite), conjugue d’un certain sourire Kurt Weill à Keith Jarrett. L’inégalité des factures surprend, avec un Contrapunctus I déposant de fascinantes errances sur une énigmatique pédale, ou encore l’accordéon « harmoniumique » du Contrapunctus VI fleurant gentiment son ferment allemand, suisse ou alsacien, dans une construction qui semble s’opérer comme un principe nécessaire, un organisme qui « naturellement » doit arriver.
La démarche d’Ichiro Nodaira (également pianiste) entre dans l’œuvre de Bach sans y chercher de « porte de sortie » – un fin travail d’instrumentation et non une composition personnelle revendiquée. De fait, le musicien japonais est également l’auteur d’une orchestration des Variations Goldberg (2010). Avec les six pages ici jouées, un parfum de mitan du XXe siècle nimbe bientôt l’écoute. On pense à L’Offrande musicale par Webern ou à quelque Prélude et fugue par Schönberg, dans le dessin des timbres, mais encore, pour ce qui est de la clarté des motifs, et donc ni plus ni moins de la pensée musicale, au cependant plus « enveloppé » Kunst der Fuge qu’Hermann Scherchen livra dans ses dernières années. L’articulation du Contrapunctus I bénéficie d’une grâce qui retient d’emblée l’attention, tandis que le Canon all’ottava confronte la saveur chambriste « baroqueuse » des cordes (Grégoire Simon fait merveille à l’alto) à une partie de percussions-claviers qui réinvente l’orgue. À l’arche somptueusement amenée du Contrapunctus V répondra la cruelle suspension de l'ultime Fuga – indicible effet de creux, toujours.
Deux poètes à ce rendez-vous : le Hongrois István Bálint et la Russe Anna Akhmatova. Tout d’abord à travers Quatre Caprices Op.9 (dédié au compositeur András Mihály) écrit sur les vers du premier par György Kurtág en 1970-71 puis révisé en 1997, dans un rapport musique-mots extrêmement ténu jouant sur le fragment et l’aphorisme (La dame à la licorne). Après l’attaque relativement violente de Tour Saint-Jacques, au chant percussion et piano forment un halo campanaire, magnifié par des pizz’ de contrebasse portés loin, « épine… élancée au ciel » par ce quasi figuralisme (au tout début du XVIIe siècle, le célèbre monument est le clocher d’une église disparue sous la Terreur). La voix d’Anu Komsi dispense encore son expressivité dans un Cours de langue vertigineusement rythmique, autour d’une séquence médiane plus « molle », contrastant ses férocités à des souplesses différemment félines.L’Ars poetica se cherche enfin dans des hésitations de raga, sorte d’ironie intime, pourrait-on dire, d’un poète en autodérision et d’un musicien consolateur.
De la célèbre acméiste, Kurtág a choisi des vers qui interrogent le poète. Il tend d’un lyrisme volontairement disproportionné son Pouchkine qui « s’amuse de tout », drôlerie qu’il clôt par le sérieux, plus drôle encore, et use d’un mètre immuable À Alexandre Blok comme une comptine admirative que mettent en relief harpe et cymbalum. De Plainte il a fait une élégie funèbre posée sur un cymbalum campanaire (encore), noire cortège brutalement interrompu par les bruits du temps (1921) que les cloches-tubes avoueront dans la scansion du thrène final ; ce figuralisme-là, minimal, plonge le public dans un dense recueillement. Sirène, fureur contenue, long point d’arrêt : tout un théâtre de peur et de mémoire hante Voronèje où Ossip Mandelstam vit en exil après avoir connu la prison (son Montagnard du Kremlin n’avait pas plu à Staline). L’émotion est omniprésente dans ces Quatre poèmes d’Anna Akhmatova (1997-2008) qui témoignent en quelques mots des drames de cette « génération qui a gaspillé ses poètes » (Jakobson).
BB