Chroniques

par jérémie szpirglas

Ensemble Intercontemporain dirigé par Ludovic Morlot
de Iannis Xenakis à George Aperghis

Cité de la musique, Paris
- 28 avril 2009
le compositeur français d'origine grecque Iannis Xenakis
© dr

L'Ensemble Intercontemporain salue les deux plus grands musiciens grecs d'origine et français d'adoption dans un programme rare – avec notamment les célèbres Rebonds du premier, et une création mondiale du second.

L'homme est seul en scène.
À sa disposition, de part et d'autre du plateau, deux groupes d'instruments de percussion entassés. Ses bras s'élèvent dans le silence, restent un instant suspendus dans les airs, puis s'abattent. Le choc rauque envahit la salle de ses résonances boisées, captivant immédiatement l'attention. Un rythme s'élève, lent, primal, chaque son plein d'une violence fulgurante. Le rythme s'accélère bientôt, chaud et sec, lancinant et dévastateur. Fascinés, on ne voit plus que le ballet hypnotisant des baguettes sur les peaux, tandis que les chocs profonds, les rythmes proliférant, prennent aux tripes. De cet homme attelé à ses instruments se dégage un saisissant magnétisme visuel. Allié à la transe physique primordiale du son qui nous emplit et nous ébranle étreint une émotion irrépressible d'une intensité inattendue, impalpable, inarticulable. Bientôt, après une Coda à en perdre haleine, les peaux se taisent. La première partie de Rebonds est terminée, la parenthèse de temps suspendu s'est refermée. La seconde partie, jouée sur l'autre groupe d'instruments, commence d'emblée sur un ton plus frénétique, plus jouissive encore peut-être que la précédente. Comme une course trépidante, une poursuite pleine de suspense, une excitation qui ne semble jamais vouloir se relâcher.

Rebonds est une partition rare, et pour cause : elle exige du soliste un engagement physique et une virtuosité hors du commun. La performance de Gilles Durot, jeune soliste de vingt-six ans récemment sorti de la classe de Michel Cerutti au CNSM de Paris et entré à l'Ensemble Intercontemporain, n'en est que plus hallucinante. Si on peut le sentir un brin hésitant au début, il prend rapidement ses aises et gratifie d'une performance à couper le souffle.

Aux rythmes frénétiques et jouissifs de Rebonds, Georges Aperghis, qui fut brièvement disciple de Xenakis [photo], répond avec les bavardages pleins d'humour et de gravité d'Happiness Daily, ici créé. Le début de la pièce évoque l'un des Tableaux d'une exposition de Moussorgski : une photographie sonore d'une place grouillante de monde, un jour de marché. Partout les gens discutent, jacassent, papotent et caquètent, et de ce grouillement de vie se détachent par instants, cristallins dans l'air frais du matin, des éclats de voix, exclamations, rires ou questions. Ainsi jaillissent, au dessus du brouhaha ambiant généré par l'ensemble instrumental qui les accompagne sous la direction de Ludovic Morlot, les voix joyeuses et claires, aigues et aiguisées, de Donatienne Michel-Dansac (soprano) et Marianne Pousseur (mezzo-soprano). Aussitôt articulées, ces exclamations sont englouties, reprises, rattrapées par la rumeur incessante – tout se mêle. Ce sont des phrases banales, anodines, comme on en dit toute la journée. Mais, à force de répétition, ces propos légers, futiles ou graves se déforment. On se perd dans leurs syllabes permutantes, leurs sons « désarrangés » deviennent peu à peu délirants.

Au milieu de ce joyeux désordre surgit une voix plus calme : celle de Flaubert, avec de courts extraits de Madame Bovary, juxtaposant la tragique banalité de ses amours à la nudité des expressions toute faites qui constituent le tissu sonore de la pièce. Sur un ton à la fois plus paisible et plus sombre, cette page se conclut par deux phrases mélancoliques en contrepoint, entrecoupées de rires tristes : « nous avons tout dit, il en reste encore, je suis déjà loin, juste une dernière chose, de l'autre côté, toujours plus loin, nous n'avons plus rien, il reste une dernière chose à dire ». Encore un banal « à chaque jour son bonheur » suivi d'un dernier sursaut de rire, et Aperghis nous abandonne à notre indifférence quotidienne.

JS