Chroniques

par bertrand bolognesi

en solo ou en duo : Evgueni Sudbin
œuvres d’Aho, Chopin, Doppler, Messiaen, Prokofiev, Scarlatti et Scriabine

Verbier Festival and Academy / Église
- 26 et 27 juillet 2006
© dr

À vingt-six ans, le pianiste d’origine pétersbourgeoise Evgueni Sudbin poursuit sainement sa route, celle d’un style sûr qui contredit la tendance du moment – à savoir la forte impression, aussi vite oubliée qu’elle fut spectaculaire. Ainsi livre-t-il, en ouverture du récital de mercredi, quelques sonates de Domenico Scarlatti dont on admire l’équilibre et la tenue. La Sonate K.197 trouve sous ses doigts la délicatesse idéale à transmettre sa pudique tendresse. En revanche, la pédalisation adoptée pour la SonateK.435 s’avère trop généreuse, ne tenant guère compte de l’acoustique de l’église ; de même, la vision proposée de cette page paraît-elle encore étroite et même nerveuse. La concentration revient pour la Sonate K.466 dans une interprétation d’une cohérence précieuse, jamais figée dans des rubati excessifs, ciselant un fin travail de nuance qui ose des pianissimi chuchotés sans pour autant détimbrer l’instrument. Dans la Sonate K.24, infernale boîte à musique, Sudbin suggère cette inquiétude spécifique à Scarlatti, toujours faussement léger, par l’usage de contrastes bienvenus, véhiculant une violence parfois chaotique qui prend des atours fiévreux et fantaisistes. Pourquoi pas ? On en salue la virtuosité toujours habitée et la palette dynamique extraordinaire.

Suit une Ballade en fa mineur Op.2 n°4 de Chopin exquisément méditative, dissimulant son fougueux brio central derrière un doux voile. Sensible, Sudbin en affirme les climats sans en égarer le discours dans ce qu’il est convenu d’appeler des états d’âmes, accordant une relative sévérité à sa discrète expressivité.

La seconde partie est entièrement consacrée à Scriabine, et particulièrement à des pièces brèves où l’héritage de Chopin se fait largement entendre. Après avoir ciselé dans la glace la Mazurka Op.3 n°3, le jeune pianiste dévoile l’élégance désespérée de la Mazurka Op.3 n°6, tendue dans sa fraîcheur désemparée, pour sortir la Mazurka Op.3 n°1 de l’intimité adolescente attendue et la porter puissamment. On regrettera toutefois l’articulation un peu raide relevée dans la Mazurka Op.3 n°4, délicieux aphorisme sournoisement léger qui manque ici d’esprit. Bienvenu dans ce Scriabine-là, Sudbin fait plutôt pâle figure dans la redoutable Sonate Op.68 n°9 « Messe noire » qu’il donne sans couleurs, passant à côté d’une dimension essentielle jusqu’à en faire une sorte de gentil bavardage. Heureusement, la fête s’achève par la Valse Op.38dans laquelle les nombreuses qualités de l’artiste refont surface.

Le lendemain, même heure, même lieu : Evgueni Sudbin accompagne la flûtiste Sharon Bezaly. Disons-le d’emblée : pour surprendre, le programme de ce concert laisse sur sa faim. Pourquoi l’avoir introduit par la Fantaisie pastorale hongroise Op.26 de Doppler ? Mignardise soporifique, cette œuvre montre les qualités de virtuosité de la flûtiste, mais ne présente réellement aucun intérêt musical notable – n’épiloguons pas sur l’indigence affligeante de la partie de piano… En tant qu’accompagnateur – car cette pièce n’occasionne pas de pouvoir faire de la musique de chambre à proprement parler –, Sudbin ose plus de relief qu’en solo. On y goûte la grande égalité de l’impact sonore de Sharon Bezaly, ainsi que l’élégance de l’articulation. Suit Solo III de Kalevi Aho, préludé par une Sarabande de Bach. Dans l’opus du Finlandais, l’écoute se trouve gentiment stimulée par d’excitants jeux d’effets sonores auxquels s’enchaîne un Presto endiablé, d’une furieuse volubilité, dont fait mouche une réalisation soliste irréprochable. Reste à savoir ce qui incite des interprètes d’un tel niveau à gaspiller leur talent dans les sottises d’un Bolling !

À dire la vérité, après cette mise en bouche un peu longue, tout commence vraiment avec la seconde partie. Si Sudbin n’a pas convaincu la veille dans Debussy (donné en bis), il montre une toute autre excellence dans Messiaen, avec un beau travail de timbre et de couleurs, dans une rondeur déroutante qui jamais ne heurte les passages violents du Merle noir. De même mêle-t-il, dans la Sonate en ré majeur Op.94, de Prokofiev des qualités d’élégance à une âpreté expressive, dans une dynamique particulièrement inspirée dont avec souplesse il contrôle l’évolution. Somptueusement lyrique dans l’Andantino dont elle n’hésite pas à crier le suraigu, Sharon Bezaly mène rondement le second mouvement, s’abandonnant aux allures de rêverie un peu lâche dans la partie centrale, avant l’haletante reprise de la chevauchée initiale, prise dans une terrible urgence. L’Andante suivant rencontre la régularité absolue, tant rythmique que sonore, qui lui garantit sa grâce sereine – on a beaucoup parlé de Chostakovitch et de son rapport au jazz, moins de l’influence que ce genre put avoir sur Prokofiev, influence pourtant évidente dans ce mouvement, par certains aspects proche de Ravel. Enfin, les interprètes sculptent un Allegro con brio final formidablement volcanique, danse roborative et boiteuse dont ils portent loin le chant.

BB